Allons sans détour au cœur du problème par deux thèses : 1/ il existe une idéologie de l’évaluation ; 2/ cette idéologie est une des grandes impostures de la dernière décennie. Commençons par la première thèse. Le terme “idéologie” est Í prendre au sens qu’il a acquis depuis Marx : une vision du monde ou, plus modestement, une représentation illusoire qui transforme et même inverse la réalité et qui, pourtant, suscite la croyance ou l’adhésion. La réalité n’est pas ici simplement locale. Elle concerne l’ensemble des pratiques et des activités qui s’inscrivent dans les institutions, les organismes, les établissements publics ou privés. L’idéologie de l’évaluation se répand comme une traÍ®née de poudre. Elle se déploie partout, aussi loin qu’il est possible d’aller.
Elle ne connaÍ®t pas de limite, ni d’Í¢ge (on évalue les enfants en maternelle), ni de secteur (l’enseignement, la recherche, la culture, l’art, etc. y sont soumis), pas même les dimensions les plus retirées de la personnalité, voire de l’intimité, des acteurs n’y échappent. Ainsi l’hÍ´pital, la justice, l’école, les universités, les institutions de recherche, les productions culturelles, l’accréditation de formes d’art, les politiques publiques sont investies par l’idéologie de l’évaluation.
L’inversion idéologique consiste Í faire passer pour une mesure objective, factuelle, chiffrée ce qui est un pur et simple exercice de pouvoir. L’évaluation est un mode par lequel un pouvoir (politique ou administratif, général ou local) exerce son empire sur les savoirs ou les savoir-faire qui préside aux différentes activités en prétendant fournir la norme du vrai. L’évaluation se pose en effet elle-même comme un sur-savoir, un savoir sur le savoir, une sur-compétence, une compétence sur la compétence, une sur-expertise, une expertise sur l’expertise. Les experts évaluateurs sont donc posés par le pouvoir, qu’ils le reconnaissent ou non, comme plus savants que les savants, plus experts que les experts et cela en vertu d’un acte arbitraire de nomination. Le pouvoir n’est, et n’a jamais été, indifférent au savoir, mais il a trouvé avec l’évaluation un instrument pour s’assurer une domination universelle sur tous les secteurs d’activité, sur tous les ordres de la société.
Dans une société démocratique, la contrainte arbitraire, la censure explicite ou l’interdit brutal ont beaucoup de mal Í être accepté. Ils apparaissent même comme tout Í fait insupportables. Les citoyens exigent de comprendre les raisons d’une pratique, d’une décision ou d’un choix. L’explication, la justification, la persuasion sont des exigences essentielles de l’homme démocratique, pour lequel l’autorité ne vaut pas par elle-même, mais doit rendre raison de sa pertinence, de son domaine d’exercice et de ses limites. La démocratie ne récuse pas le principe d’autorité, comme on a pu parfois le penser, mais elle demande que l’autorité soit justifiée, qu’elle rende périodiquement des comptes aux citoyens sur lesquels précisément elle s’exerce. Or l’évaluation est cette procédure extraordinaire par laquelle le pouvoir se donne unilatéralement le statut d’autorité, d’autorité sans contrÍ´le : on ne va tout de même pas évaluer l’évaluation ou les évaluateurs ! Ainsi l’évaluation devient une idéologie qui cache un système de pouvoir s’exerçant sur tous les secteurs de la société. Mais, objectera-t-on, les politiques publiques et les ministres même sont évalués. En résulte-t-il que l’évaluation, contrairement Í ce qui a été dit jusqu’ici, loin d’être un pouvoir sans contrÍ´le, implique au contraire un contrÍ´le du pouvoir ? Mais précisément, c’est lÍ le piège, la grande imposture : faire croire qu’il existe un système de valeur objectives, alors qu’il est toujours possible de lui opposer un autre système de valeur ; faire croire que ce système de l’évaluation s’applique Í lui-même et au pouvoir qui le produit ; faire croire qu’en dehors du système de l’évaluation il n’y aurait aucune possibilité d’examiner, d’apprécier ou de juger des différentes activités d’enseignement, de recherche, mais aussi de soin, d’exercice de la justice ou autres.
On comprend donc la seconde thèse énoncée ci-dessus et qui désigne l’idéologie de l’évaluation comme l’une des grandes impostures de la dernière décennie. Cette idéologie n’est pas née ces dernières années, mais son extension et sa généralisation comme procédure de contrÍ´le se sont déployées ces derniers temps (l’AERES - Agence d’Évaluation de la Recherche et de l’Enseignement Supérieur - n’existe que depuis deux ans). Disons plutÍ´t de sur-contrÍ´le. Les institutions et les procédures qui se donnent pour objet d’indiquer sur une échelle de valeur l’efficacité, la qualité ou les performances d’un individu ou d’un organisme constituent un système parallèle qui quelquefois double quelquefois se substitue Í des procédures antérieurement existantes d’examen et de jugements des mêmes activités. Prenons un cas tout Í fait emblématique : celui de l’école. Il va de soi que l’école examine, note, juge les travaux et les résultats des élèves. Elle apprécie leurs progrès ou souligne leurs difficultés. C’est lÍ sa raison d’être. Mais alors pourquoi établir un système parallèle d’évaluation qui, pour une part, discrédite le premier ? Ce dédoublement n’est pas gratuit. L’évaluation entend dire autre chose que ce que disent les notes. Par exemple quels sont les enfants ou les adolescents potentiellement dangereux, les délinquants virtuels, les délinquants qui n’ont pas encore commis d’actes délictueux, mais dont un expert psychologue ou psychiatre (qui lit sans doute dans le marc de café) soupçonne qu’ils pourraient un jour en commettre. On voit donc comment l’évaluation double et surplombe les procédures existantes d’appréciation des activités. L’évaluation veut porter l’inquisition jusque dans l’intériorité et jusqu’aux possibilités de vie future d’un enfant ou d’un adolescent, ce que l’école s’interdit de faire.
Notre temps est celui des grandes impostures. Celles-ci ont été Í l’origine de guerres, de la crise financière et économique gravissime que le monde connaÍ®t aujourd’hui, mais aussi de la mise en place de dispositifs plus discrets mais, Í leur niveau, très nocif et même pervers. L’idéologie de l’évaluation a envahi la société presque sans que l’on s’en rende compte, presque sans réaction et sans résistance, sauf du cÍ´té des psychanalystes qui ont vu le danger avant les autres (Jacques-Alain Miler et Jean-Claude Milner, Voulez-vous être évalué ? Paris, Grasset, 2005 ; cf. également plusieurs numéros de la revue Le Nouvel Í‚ne et les forums organisés ces dernière années par J.-A. Miller). Une des grandes impostures s’installe dans l’indifférence et le silence. Un système inquisitorial, qui double et surplombe toutes les procédures existantes d’examen, d’appréciation et de jugement, continue Í se mettre en place en dénonçant ceux qui, par hasard, oseraient s’y opposer comme partisans du statu quo, de l’inefficacité et du déclin. Cet effet paradoxal se développe en particulier dans le domaine de l’enseignement supérieur et de la recherche. Universitaires et chercheurs n’ont pas attendu le système de l’évaluation pour être examinés dans leurs travaux et dans leurs résultats. Ils l’ont toujours été régulièrement par des instances encore existantes (le Conseil national des universités, le comité national de la recherche scientifique, et plusieurs autres conseil ou comités). Le système de l’évaluation vient donc doubler ou infléchir ces instances. Certes, il y avait avant le système de l’évaluation des erreurs commises, il y avait même, il ne faut pas le cacher, des abus de pouvoirs et des règlements de compte. Il aurait donc fallu modifier la constitution de ces conseils ou commissions et certaines de leurs procédures pour empêcher ces distorsions. Au lieu de cela, on a mis en place un système qui non seulement n’empêche pas les abus de pouvoir, mais les généralise. Le système de l’évaluation ouvre la possibilité d’un abus de pouvoir permanent, d’un abus de pouvoir qui s’auto-accrédite et s’auto-justifie.
Pascal donnait deux définitions de la tyrannie. L’une s’énonce ainsi « La tyrannie est de vouloir avoir par une voie ce qu’on ne peut avoir que par une autre » (Pensées, Lafuma, fr. 58). Il précisait : « on rend différents devoirs aux différents mérites, devoir d’amour Í l’agrément, devoir de crainte Í la force, devoir de créance Í la science ». Il est juste de rendre ces devoirs et injuste de les refuser. Mais c’est être tyrannique que d’exiger que la créance soit due Í la force, alors qu’elle n’est due qu’Í la science. Appliquons cela Í notre cas : le pouvoir politique, quelle que soit sa légitimité, n’a aucun droit sur le savoir, ni sur sa production, ni sur sa transmission, parce que le savoir relève d’un autre ordre que lui. S’il veut étendre son empire sur le savoir, il devient tyrannique. L’autre définition précise : « la tyrannie consiste au désir de domination, universel et hors de son ordre » (ibid.). Appliquons cette définition Í notre objet : l’idéologie de l’évaluation dans sa prétention Í se généraliser Í tous les domaines d’activité cache et révèle Í la fois un désir de domination universel, un pouvoir qui entend étendre son contrÍ´le sur tous les aspects de la vie sociale et de la vie de l’esprit.
Yves Charles Zarka
Paru dans [Droit de Cités, n°39