Extrait du livre "Cultures adolescentes" (sous la direction de David Le Breton)
Si l’école ne supporte plus les “ados”, il fut, pourtant, un temps, pas si lointain, o๠elle s’accommodait parfaitement des adolescents, pourvu qu’ils soient, tout à la fois, intégrés et révoltés. (...) A cet égard, Mai 68 marque non point le début mais la fin d’une époque : depuis quarante ans, le modèle “intégré/révolté” n’en finit pas de perdre du terrain au profit d’un autre, aujourd’hui très largement dominant, voire hégémonique, le modèle “indifférent/agressif”. « Je suis à l’école, dit l’adolescent, parce que je ne peux faire autrement. Ne me demandez pas de m’intéresser à ce que vous y enseignez. Et estimez-vous heureux si je fournis le travail nécessaire pour limiter les dégâts ; Mais, bien sûr, je revendique aussi le droit de rester là sans faire le moindre effort, et ne vous avisez pas de m’en faire le reproche : ce serait une provocation inutile et je ne pourrai y répondre que par l’agression ».
L’adolescent des années 1960 conjuguait acceptation de la culture scolaire et refus de la culture sociale : il pouvait ainsi, dans sa révolte même, rencontrer l’assentiment de ses maîtres. L’adolescent d’aujourd’hui associe la dévotion à la culture sociale et le refus de la culture scolaire : il ne peut donc que rencontrer l’hostilité de ses professeurs. L’adolescent des années 1960 lisait Sartre et Camus - bons élèves par excellence - et contestait la “société de consommation”. L’adolescent d’aujourd’hui veut son lecteur MP3, passe des heures devant YouTube, et trouve profondément ridicule de manifester le moindre intérêt pour les savoirs scolaires. (...)
Face à cela, le lycée doit devenir ce qu’il aurait toujours dû être : un lieu de travail individuel et collectif pour les élèves. Un lieu où les temps d’enseignement sont des temps d’écoute active inscrits dans un projet de restitution explicite ou, mieux, d’élaboration nouvelle. Un lieu où l’on se confronte, en classe, avec des tâches exigeantes que le professeur accompagne au coude à coude : faire une dissertation, un dossier, un exposé, une enquête, une expérience, une recherche. Il faut se dégager de cette “pédagogie bancaire” que dénonçait le pédagogue brésilien Paulo Freire, arrêter d’échanger les connaissances contre des notes et s’en tenir à une monétisation absurde des savoirs : « Tu as bâclé ton travail, tu as une mauvaise note ». Et on s’arrête là ! À l’école, on devrait toujours, au minimum, noter deux fois : une première fois en accompagnant la note de conseils pour progresser et, une seconde fois, en tenant compte des améliorations apportées. À terme, l’école républicaine devrait proposer aux adolescents une “pédagogie du chef-d’œuvre” systématique : apprendre à partir de projets dont la réalisation suppose des acquisitions intellectuelles essentielles, à partir de projets qui leur permettent de s’investir dans la durée, de se mettre en jeu dans une activité dont ils puissent revendiquer le résultat. Se donner des défis, être fier, même mezza voce, de ce qu’on est parvenu à faire : devenir l’auteur de son travail, c’est apprendre à devenir l’auteur de sa vie.
Philippe Meirieu
Né en 1949, docteur ès Lettres et Sciences humaines, Philippe Meirieu a enseigné à tous les niveaux de l’institution scolaire où il a mené plusieurs expérimentations pédagogiques. Il a également dirigé l’Institut national de recherche pédagogique (INRP).
Intervenant souvent dans les classes et les établissements scolaires, formateur d’enseignants, animateur d’équipes de recherche, Philippe Meirieu est aussi un homme de terrain ; ceci, sans nul doute, contribue à l’audience que rencontrent ses travaux.