Le métier d’élève a son salaire au mérite : c’est la note. Comment motiver les travailleurs, comment signifier leur valeur, et comment en informer les parents si l’on ne peut pas quantifier la qualité de leur travail et de leur conduite au travail ? Il est difficile, aujourd’hui, d’imaginer une école sans note. Pourtant, la note est comme l’école : une “idée folle” qu’il a bien fallu inventer, et qui peut encore évoluer.
Claparède [1] ne voulait pas une école de la mesure, mais une école sur mesure. Une école qui mette les expédients des bonnes et des mauvaises notes, des rangs, des concours et des prix au rancart de l’enseignement. Au moment o͹ le rancart s’entrouvre, et o͹ le débat pédagogique devient un débat politique, pourquoi ne pas remonter aux sources de la note pour voir s’il est prudent ou imprudent d’ “expédier les expédients” ?
L’invention des Jésuites : l’émulation par la compétition
A l’origine des notes, il n’y a pas l’école de Jules Ferry, mais le collège des Jésuites. Dans le Ratio Studiorum [2]qui codifie l’organisation des études, Ignace de Loyola et ses disciples formalisent toutes sortes de procédures qui doivent orienter le travail des maÍ®tres et systématiser la transmission du savoir. Puisque l’ambition de la Compagnie est de résister aux réformateurs et aux humanistes en scolarisant un maximum d’enfants de la bourgeoisie montante, elle doit créer des méthodes et des instruments pédagogiques inédits et performants. Le privilège de la naissance ne suffit plus Í sélectionner les élites, ni les chÍ¢timents corporels Í stimuler l’étude. Le principe qui assumera désormais les deux fonctions, c’est le principe de l’émulation.
Ce qui caractérise la pédagogie des Jésuites, c’est la discipline, la répétition et la concurrence perpétuelle entre les élèves. Les cohortes sont divisées en deux camps, et chacun des camps en décuries d’inégales valeurs. Ce dispositif permet une double compétition : les écoliers s’affrontent Í l’intérieur de chacun des camps, pour progresser d’une décurie Í l’autre, et entre les camps, pour comparer deux décuries du même niveau. Le codage est variable dans l’espace et dans le temps, mais il repose toujours sur le même principe : ce qui permet de “juger” un élève, c’est son classement [3] dans la hiérarchie des groupes. Si les élèves sont 60, il y a six décuries, et l’élève classé 11e ou 15e figure dans la deuxième décurie, au deuxième rang. L’élève classé 55e est au 6e rang, dans la 6e et dernière décurie.
La performance du collégien est deux fois relative. D’abord, elle ne vaut que par rapport Í celle des autres. Ensuite, elle ne vaut que localement. En fin de trimestre, les parents savent par exemple que leur fils a été successivement 17e, 24e et 22e en thème, 13e, 22e et 16e en version. Mais il l’a été dans ce collège, et au milieu de ces collégiens. Ce qui fait la “valeur” d’un écolier, c’est son rang. Son rang ici et maintenant.
Du rang Í la note : universaliser les classements
Au 19e siècle, l’école républicaine s’oppose Í l’enseignement des Jésuites en récupérant et en adaptant ses technologies. Qu’elle ait 6, 10 ou 20 degrés, l’échelle chiffrée va pénétrer toute l’institution. C’est en 1890, par exemple, que la France adopte une graduation de 0 Í 20. Dans un système qui repose toujours sur l’émulation, mais qui veut donner, au moins officiellement, une chance de réussir Í tous les élèves méritants, la notation du travail et du comportement va étendre, standardiser et rationaliser les classements. [4]
Ce que la note va progressivement signifier, c’est moins le rang de l’élève dans sa classe, que sa place sur une échelle universelle : l’échelle d’appréciation. Comme la monnaie pour le produit, la note apprécie le travail de l’élève, c’est-Í -dire qu’elle lui donne son prix. A Genève, par exemple, 6, c’est “excellent” ; 5 c’est “bien” ; 4, “assez bien” ; 3, “médiocre” ; 2, “insuffisant” ; et 1, c’est “mauvais” . A Fribourg, “insuffisant” ne vaut pas 2, mais 3 ; 2, c’est “mal” ; et 1, “très mal” [5]. Ce que dit la note, ce n’est pas seulement le rang que l’on mesure (“5e sur 25” ), mais la valeur du “travail” ou de la “conduite” que l’on évalue. Peu importe, Í la limite, que Jules soit 3e ou 15e sur 25. Si sa note est une bonne note, c’est que son travail est un bon travail. Et si tous ses camarades ont la même note que lui, le maÍ®tre ne peut que s’en réjouir. Et la République avec lui.
Ils s’en réjouissent, certes, mais seulement “Í la limite” . A l’école du peuple, tout le monde peut théoriquement réussir. Mais pratiquement, qu’est-ce que la réussite si personne n’échoue ? Qu’est-ce qu’une bonne note s’il n’y en a pas de mauvaise ? Qu’est-ce qu’un classement sans mal classé ? Nos barèmes n’ont jamais dÍ » produire des décuries isométriques, mais ils dessinent, encore aujourd’hui, des courbes de Gauss o͹ nous rangeons quelques “bons” , beaucoup de “moyens” et quelques “mauvais” élèves. Bien sÍ »r, la courbe n’est pas tenue d’être en cloche. Mais la docimologie montre qu’elle l’est souvent. Et que, lorsqu’elle ne l’est pas, nous nous en inquiétons : « suis-je un bon enseignant si mes contrÍ´les sont si peu discriminants, et que mes élèves ont 6 sur 6 tout le temps ? » Étalon universel, la note doit désigner l’écart sans lequel il n’y a pas de classement.
Le bon sens de l’entraÍ®neur roumain
Ce que montre l’histoire de la notation, c’est une lente érosion de la quantification. En 1910, les enseignants genevois calculaient et répertoriaient environ 10 moyennes mensuelles pour chacune des 12 disciplines scolaires et pour la conduite, soit 130 informations chiffrées pour un seul bulletin scolaire. En 1966, on ne comptait plus que 5 moyennes bimestrielles pour 12 disciplines, la conduite et l’application, soit 70 notes. En 1980, 3 moyennes pour 10 disciplines, soit 30 notes. En 1992, 3 moyennes pour 5 disciplines, soit 15 notes. Demain, ou après-demain, seules devraient rester 3 “notes globales” de fin d’école primaire. Le mouvement est régulier, et il semble irréversible : l’école obligatoire réduit les classements [6]. Cela s’explique, évidemment. Mais ces explications soulèvent de nouvelles questions.
Si l’école a distribué tellement de notes, c’est parce que la pédagogie a d’abord consisté Í découper le savoir en éléments simples (les règles de calcul, les listes de mots, les leçons de choses, etc.) dont le maÍ®tre pouvait instruire les élèves, que les élèves devaient mémoriser, et qu’ils devaient ensuite restituer dans la récitation ou l’interrogation. Dans une telle logique, la note a une double fonction : elle certifie l’apprentissage et, si l’élève y consent, elle le stimule. Si le chiffrage est permanent, c’est qu’il contrÍ´le et qu’il valide ce que l’on doit apprendre ailleurs, en écoutant la leçon ou en faisant ses devoirs. Ce que la notation permet d’établir, c’est le classement qui résulte de l’entraÍ®nement.
Que la compétition suit et sanctionne l’entraÍ®nement, c’est ce que savent les sportifs de haut niveau. Si Nadia Comaneci a triomphé aux Jeux Olympiques, c’est parce qu’elle a obtenu de bonnes notes pour ses appuis renversés. Mais des notes qu’elle ne demandait pas pour apprendre. Pour construire un nouvel enchaÍ®nement, l’entraÍ®neur et son élève doivent se fixer un but, organiser une progression, faire des tentatives, des erreurs, des corrections. Ils doivent coopérer, discuter, réfléchir pour trouver des solutions. Si la gymnaste se décourage, il faut la stimuler par le geste et par la parole. Lorsqu’il met la victoire au-dessus du respect des personnes, l’entraÍ®neur peut même se moquer d’une athlète défaillante, l’humilier ou la frapper devant ses camarades. Mais pourquoi lui donnerait-il une note ? Si le saut n’est pas assez groupé, il est plus simple de le dire que de le chiffrer. Le problème, pendant l’entraÍ®nement, ce n’est pas d’obtenir telle ou telle note. C’est d’apprendre les éléments et les enchaÍ®nements qui donneront le droit d’être noté et, si possible, bien noté. « Rentre la tête ! » , « surveille tes épaules ! », « cours plus vite ! » sont des conseils plutÍ´t directifs, mais ils sont plus utiles que « assez bien ! », « mauvais ! » ou « quatre et demi ! ». En mettant l’évaluation au service des acquisitions, des apprentissages et de leur régulation, [7]
l’école raisonne a priori comme un entraÍ®neur de bon sens : elle distingue le cours et le concours.
Enseigner et évaluer : soyons réalistes !
Bien sÍ »r, la comparaison a ses limites. Lorsqu’elle enseigne l’éducation physique, l’école ne se prend pas pour un gymnase socialiste. On peut d’ailleurs croiser leurs ressemblances et leurs différences pour poser trois questions.
Premièrement, la question du classement. On peut réduire le débat sur les notes Í un débat philosophique, pour ou contre l’émulation, la compétition, les classements dans l’école et Í la sortie de l’école. Mais cette réduction ne trompera pas un entraÍ®neur roumain. Va-t-on Í l’école (de gymnastique) pour “gagner les jeux” (compétition olympique) ou pour “développer ses capacités intellectuelles, physiques, artistiques” (instruction publique) ? Nous pouvons, évidemment, nous diviser sur cette question. Mais la querelle idéologique ne doit pas cacher l’enjeu pédagogique : Í ambition égale (gagner, participer ou s’épanouir), il ne faut pas confondre le moment de l’examen et le moment de l’entraÍ®nement. Sinon, on court de (pré)sélection en (pré)sélection, et le temps qu’on prend Í évaluer, Í mesurer, Í noter, on ne l’a plus pour s’entraÍ®ner.
Deuxièmement, la question de la motivation. Les écoliers ne sont pas tous aussi persévérants que Nadia Comaneci. Et s’ils ne s’engagent pas dans le travail, on n’a pas le droit de les embrigader, de les maltraiter ou de les exclure de l’école. Le pari le plus ambitieux, c’est évidemment de donner assez de sens au travail scolaire – du sens aux leçons de gymnastique, de mathématiques, de lecture – pour mobiliser directement les élèves. Mais si cela ne suffit pas, il faut bien faire des détours, organiser des jeux et des “batailles des livres” , lancer des défis, instituer des brevets et des ceintures, distribuer des encouragements et des félicitations. Bancs d’honneur et d’infamie, bons points et bonnets d’Í¢nes, bonnes et mauvaises notes : les “expédients” de Claparède ne sont plus produits par l’institution. C’est Í chaque enseignant qu’il revient désormais de “motiver” ses élèves, sans se tromper ni de gratification, ni de sanction.
Troisièmement, la question de l’information. Les parents d’élèves ne font pas don de leurs enfants Í la Patrie pour qu’elle en fasse des champions. Ils ont des droits et, d’abord, le droit Í l’information. Mais pour qu’ils sachent ce qui s’apprend Í l’école, ils ne suffit pas de leur répéter ce qui s’y dit. Il faut le “communiquer” de manière compréhensible. La note a cette réputation : elle donne un message simple et clair Í ceux qui ne maÍ®trisent pas le jargon pédagogique. Mais s’il est trop simple, le message est tout sauf clair. Et s’il veut être clair, il risque de ne plus être simple. Comment tirer profit d’un “4” de gymnastique (ou de mathématique), si l’on ne connaÍ®t ni les lacunes Í combler, ni le moyen de s’y prendre ? C’est pour répondre Í cette question que l’école produit de nouveaux moyens d’information et de communication [8]. Au risque, parfois, de changer de bureaucratie. Comment les élèves apprendront-ils si leurs maÍ®tres passent moins de temps Í les entraÍ®ner qu’Í gérer les bulletins d’évaluation, les dossiers d’évaluation, les portfolios, les instruments d’auto-évaluation, les entretiens d’évaluation, les cahiers de liaison et les réunions d’information ? Expédient pour expédient, la note prenait peut-être moins de temps.
Si l’école du 20e siècle a de moins en moins noté, c’est peut-être parce qu’elle a cherché des moyens plus élaborés pour motiver les élèves et informer leurs parents. C’est peut-être aussi parce qu’elle n’a plus autant besoin de classer, de mesurer, de sélectionner. Par angélisme ? Ou par réalisme ? Les Jésuites éliminaient par principe les collégiens des derniers rangs. L’école publique a d’abord noté les élèves pour distinguer ceux qui avaient appris. Aujourd’hui, elle affirme qu’il est plus sage de former chacun que de se résigner Í éliminer les plus faibles. Et que, pour tendre vers ce résultat, il est prudent d’enseigner beaucoup et de mesurer moins. D’un cÍ´té, l’hÍ´pital A, qui note votre température tous les matins, qui l’inscrit dans un bulletin que vous montrez Í vos parents, et qui, en cas de complication, recommence tout le traitement. De l’autre cÍ´té, l‘hÍ´pital B, qui ne note presque rien, mais qui vous ausculte Í bon escient, et qui vous donne les soins dont vous avez besoin. HÍ´pital de la mesure ou hÍ´pital sur mesure : lequel choisirez-vous ? En étant réaliste, s’entend.
Olivier Maulini
– Docteur en Sciences de l’Éducation
– MaÍ®tre d’enseignement et de recherche dans le domaine des pratiques pédagogiques et de l’innovation (Université de Genève)
– Coordinateur du laboratoire de recherche Innovation-Formation-Éducation (LIFE)
– Membre du Comité de l’Association Former sans exclure
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