Le regard que nous portions sur chaque enfant se voulait positif et respectueux de chacun ; sans vouloir les aligner sur une norme. Il s’agissait donc de proposer un outil d’évolution, de planification plutÍ´t qu’un “flash momentané de jugement” . Nous voulions faire intégrer l’idée que chacun apprend pour son propre épanouissement (et l’intérêt de grandir et de savoir) et pas pour un paiement via des points.
Dans ces dossiers n’apparaissaient pratiquement plus d’appréciations sur les capacités des élèves. Une seule discipline revendiquait encore fermement sa place, porteuse de jugements sur les acquisitions des enfants et faisait finalement figure d’oripeau parmi les différents libellés : l’orthographe !
Sans doute était-ce rassurant pour moi ; sans doute cela mettait-il du crédit Í mon statut ; sans doute les parents encore questionneurs, voire sceptiques, y voyaient-ils subsister une “corde de sécurité” par laquelle ils pouvaient relier leur vécu scolaire Í celui de leur progéniture, se rassurant ainsi sur mes compétences Í faire développer l’orthographe de leur enfant.
Plusieurs faits ou questionnements m’ont interpellé de façon récurrente ; telles des roches usant petit Í petit les derniers lambeaux d’une corde qui devait bientÍ´t rompre. Lors des dictées traditionnelles, des enfants me demandent de leur confirmer oralement l’orthographe d’un mot complexe… Hésitations… Si je donne la réponse, je biaise le contrÍ´le car il ne sera plus révélateur de leurs incompétences. Pire, je fais du favoritisme ! L’impartialité devait-elle faire partie des valeurs de l’enseignant ?
Par contre, la réponse spécifique Í l’apprenant, dans ce contexte, allait Í coup sÍ »r faire mouche ; la situation rencontrait en effet un maximum d’efficacité chez ces enfants. Ne pas répondre, c’était dès lors refuser de les faire apprendre pour de bon… Une violence en soi !
Une forme de “servitude volontaire” m’incitait Í reprendre “lassablement” , pour chacun de mes élèves le cortège des appréciations en regard des mots ou textes dictés.
Combien de temps allait encore durer cette docilité amère évoquée par La Boétie ?
Tout était pourtant mis en place : des systèmes de communications efficaces, la reconnaissance suffisante chez mes parents d’élèves, des parents avertis dès l’entrée Í l’école de l’absence de points, une panoplie d’arguments professionnels crédibles, une soif d’apprendre chez mes enfants sans autre gratification que celle de se voir grandir et évoluer… Les dictées, sur feuilles volantes semblaient elles-mêmes devenir une sorte de “monnaie-papier” que seuls quelques-uns des meilleurs collectionnaient encore avec fierté.
Il était beaucoup plus logique de faire écrire ces dictées dans le cahier d’orthographe ; chacun pouvant ainsi se rendre compte au fil des semaines des avancées et progression.
La suppression complète de toute note ou appréciation s’est faite un début septembre ; après avoir longuement explicité la démarche aux enfants devenus complices. Bribes de conversation :
— Vous n’aurez plus d’appréciation. Vous devrez cependant corriger dès la dictée terminée… Un moment d’apprentissage de plus !
— Monsieur, vous voulez dire que si on a 4 fautes, vous ne mettrez plus « NA » (non acquis) ?
— C’est exact. Pensez-vous dès lors que vous n’allez plus préparer vos dictées ?…
— …
— En fait Monsieur, pourquoi on doit apprendre l’orthographe ?
— …
— Donc, quand on fait des dictées, c’est vraiment pour nous ?
— Oui, bien sÍ »r.
— …
Il m’a été agréable de constater que ces nouvelles dispositions n’ont en rien affecté les motivations des enfants Í l’apprentissage de l’orthographe. Aucun parent ne s’est inquiété de la mesure…
Outre l’économie substantielle de temps, cela nous a permis de faire un pas de plus vers un rapport au savoir sain : l’école est faite pour faire apprendre ; pas pour (dé)classer !
Léonard Guillaume
Extrait de « Faire apprendre, c’est politique »
L. Guillaume et J-F Manil, ouvrage Í paraÍ®tre en 2009.
– Membre du Groupe Belge d’Éducation Nouvelle (GBEN)
– Auteur de Exposés interactifs des élèves - Pourquoi ? Comment ?
– Co-auteur, avec Jean-François Manil, de La rage de faire apprendre