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Pour l’abolition de la note scolaire
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Pan à la note ! Panote ...

 Pourquoi les professeurs mettent-ils des notes à leurs élèves ?

 Pourquoi, alors qu’aucun texte légal ne leur en fait une obligation, qu’ils ne risquent donc pas de sanctions pécuniaires s’ils s’en défont ?

 Pourquoi, alors que la note ne fait pas apprendre et qu’elle fait perdre du temps ?

 Pourquoi, alors que les parents ne peuvent rien faire avec le verdict (… votre fille a 5 – ou elle a 15 - sur 20 en chimie) puisqu’ils ignorent comment le professeur est passé d’une analyse multidimensionnelle de la prestation à une note unidimensionnelle ?

 Pourquoi, alors qu’en outre, les parents ignorent comment le professeur a fait apprendre en amont, ou le professeur a appris à noter, ce qui l’anime ? Quels paramètres relationnels entrent en jeu dans ce jeu unilatéral ?

 Pourquoi noter, enfin, alors que professeurs et parents ignorent les ressorts psychiques de l’élève soumis au questionnement ?

Charles Pepinster

Qui a eu cette idée folle, un jour, d’inventer (les notes Í ) l’école ?
Petite histoire de l’évaluation chiffrée Í l’usage de celles et ceux qui désirent s’en passer (et des autres)
Article mis en ligne le 13 octobre 2008
dernière modification le 21 juillet 2009
Albert ANKER, L’examen, 1862 (Musée de Berne)
Albert ANKER, L’examen, 1862 (Bern Museum)

Supprimons la note ! Abolissons ce carcan ayant tenu des générations de potaches en esclavage. Renonçons Í l’évaluation chiffrée, aux calculs alambiqués de moyennes, aux impasses de la sélection arithmétique. Alors viendra le Grand Soir, celui d’une pédagogie réconciliée avec elle-même, sans carotte ni bÍ¢ton. Sans note, pas de compétition malsaine, pas de hiérarchie nauséabonde. Une aube nouvelle se lèvera sur les classes : les élèves y seront plus solidaires, les enseignants plus sereins, les parents mieux informés. Le savoir retrouvera tout son sens, l’enseignement en sera différencié, les apprentissages facilités et l’échec scolaire éradiqué.

Lyrisme éhonté ? Certainement. Vieille rengaine de militant pédagogue, réactivée Í Genève par le processus de rénovation ? Peut-être. Rappelons ce qu’en disait par exemple Édouard Claparède en 1920 :

L’école actuelle veut toujours hiérarchiser ; ce qui importe avant tout, c’est de différencier. Cette idée fixe de hiérarchie provient de l’emploi des divers systèmes usités pour aiguillonner les écoliers : bonnes ou mauvaises notes, rangs, punitions, concours, prix... Mais il est entendu que, dans l’école de demain, tous ces expédients seront mis au rancart, ou n’auront en tout cas plus l’importance d’antan. L’intérêt, tel sera le grand levier qui dispensera des autres. [1]

Ce Í quoi, trois quarts de siècle plus tard, Etiennette Vellas et Eric Baeriswyl ajoutent :

Le système d’évaluation actuel est un instrument de sélection incompatible avec la lutte contre l’échec scolaire. (...) L’institution doit donc aujourd’hui rompre avec une incohérence : demander aux enseignants de faire réussir chaque enfant tout en exigeant l’échec de certains par le maintien d’une évaluation notée. [2]

A 75 ans de distance, les deux textes font la même analyse : les notes scolaires sont responsables de l’arbitraire sélectif. Pour Claparède, l’idée fixe de hiérarchie provient de l’emploi des notes (et d’autres formes de concours). Pour Vellas et Baeriswyl, l’institution exige l’échec de certains élèves par le maintien d’une évaluation notée. Autrement dit, liquidons la note et l’idée même de sélection scolaire disparaÍ®tra. Est-ce vraiment si simple ? Suffit-il de jeter le thermomètre au vide-ordures pour que la fièvre (sans parler du virus) disparaisse ? On se doute que non. Une approche dialectique du problème nous incitera plutÍ´t Í renverser la question. Et si c’était la nature sélective du système scolaire qui entraÍ®nait la hiérarchisation des performances des élèves, elle-même nécessitant l’élaboration d’un système d’évaluation ad hoc : la note scolaire et le calcul des moyennes ? Autrement dit : est-ce la poule qui fait l’oeuf ou l’oeuf qui fait la poule ? Est-ce la sélection scolaire qui inventa la note ou la note qui provoqua la sélection ? A cette question, un plongeon dans l’histoire permettra peut-être un début de réponse.

Lait, légumes et quartiers de mouton

Comment la note scolaire est-elle née ? Adam et Eve donnaient-ils de bonnes notes Í Abel et de mauvaises Í Caͯn ? On n’a malheureusement pas retrouvé leurs livrets scolaires... Et Charlemagne ? A-t-il été jusqu’au bout de son “idée folle” (“un jour d’inventer l’école” ) ? Avait-il vraiment tout prévu ? Le tableau noir, les pupitres et les bancs, les manuels d’arithmétique et de lecture, le bonnet d’Í¢ne et surtout... la note ? Et bien non. Aussi surprenant que cela puisse paraÍ®tre, l’école semble antérieure Í la note. Des écoles ont fonctionné, des enseignants ont enseigné, des enfants ont étudié (et semble-t-il même appris) avant la machiavélique invention.

On sait que les Carolingiens ont été les artisans d’une forme de renaissance politique, culturelle et sociale. La chute de l’Empire romain et les invasions barbares avaient provoqué désagrégation et obscurantisme en Europe occidentale. Charlemagne et ses successeurs vont s’employer Í lui redonner conscience de son unité. Dans le domaine de l’éducation, ils vont la rattacher Í la tradition classique, encourager la création d’écoles monastiques ou épiscopales, rassembler de jeunes nobles déjÍ instruits dans un établissement d’enseignement supérieur recrutant des maÍ®tres prestigieux : l’École du Palais. Les jeunes lettrés y étudient les sept arts libéraux, regroupés dans le trivium (grammaire, rhétorique, dialectique) et le quadrivium (arithmétique, géométrie, astronomie, musique). Le Moyen-Age voit également surgir des communautés urbaines au sein desquelles vont se développer les échanges commerciaux et intellectuels. Les corporations professionnelles vont s’y installer, parmi lesquelles des corporations enseignantes qui vont constituer peu Í peu - dès les XIe et XIIe siècles - les premières universités.

Si ces initiatives ont pour effet l’émergence progressive d’une nouvelle organisation scolaire en Europe, elles sont encore loin des ambitions de l’école républicaine qui cherchera, plusieurs siècles plus tard, Í diffuser largement certains savoirs élémentaires et des habitudes d’ordre, de discipline et de précision. Les enfants du peuple sont la plupart du temps exclus des réseaux d’enseignement, en particulier au niveau universitaire. Les plus pauvres ne sont en général pas scolarisés du tout. Parfois, ils bénéficient d’un enseignement très rudimentaire dispensé par l’église catholique et principalement articulé autour du dogme catéchistique. Au cÍ´té de ces grandes institutions (église, universités), un tissu informel de “petites écoles” va cependant permettre une relative démocratisation de l’accès au savoir. Des enseignants vont y exercer une activité tout Í fait indépendante, proposant leurs services aux familles contre juste rémunération. Ces maÍ®tres vont en fait commercialiser leur savoir et leur savoir-faire. Comme on allait chez le boulanger acheter son pain ou chez le barbier se faire arracher une dent, on ira désormais chez le maÍ®tre d’école apprendre Í lire ou Í compter. Thomas Platter, le célèbre berger valaisan devenu instituteur, fait partie de ce corps enseignant décentralisé. Les parents d’élèves le fournissent (outre un versement monétaire) en lait, légumes, quartiers de mouton. [3] La rétribution est fonction de l’apprentissage visé : tant pour apprendre Í lire les lettres, tant pour apprendre Í les écrire, etc. Ce mode de transaction s’appuie sur une conception plutÍ´t linéaire et cumulative de l’enseignement : l’apprentissage se fait par étapes, chaque objectif atteint permettant l’encaissement de la somme due. Si l’on ne craignait pas l’anachronisme, on pourrait qualifier cette démarche de pédagogie (et d’évaluation) par objectifs. [4] A un autre niveau, on pourrait y voir un avatar médiéval du salaire au mérite. Car le maÍ®tre est ici complètement dépendant des performances de l’élève. Si l’élève n’apprend pas, les parents ne paient pas. Peu importe que l’enfant soit doué ou pas, paresseux ou non. Le maÍ®tre seul doit pourvoir Í son éducation. En fait, « le résultat était important pour le maÍ®tre comme pour l’élève (...) L’enjeu était de perdre l’élève si les parents n’étaient pas satisfaits, de perdre donc ses clients et son gain économique » (ibid, p. 2). Autrement dit, c’est bien du cÍ´té des familles que repose la responsabilité de l’évaluation.

Au Moyen-Age (...), l’étude représentait, pour ceux qui s’y livraient, autant un mode de vie qu’une préparation Í la vie. Les élèves se préoccupaient d’étudier - ou de vivre ensemble - plus que de réussir, les maÍ®tres plus d’enseigner que d’évaluer. (...) A l’élève et Í sa famille revenait la responsabilité de décider s’il y avait quelque intérêt spirituel ou quelque profit matériel Í suivre un enseignement, et Í quel moment il convenait de l’abandonner, peut-être pour chercher un autre maÍ®tre. L’auto-évaluation l’emportait sur l’évaluation. (...) Les premiers maÍ®tres d’école offraient leurs services sur le “marché scolaire” , les premiers élèves agissaient comme des consommateurs ; comme tels il leur appartenait de savoir quels étaient leurs besoins et dans quelle mesure l’enseignement reçu leur donnait satisfaction.
Philippe Perrenoud [5]

Pour Philippe Perrenoud, un tel marché n’est pas sans ressemblance avec les pratiques contemporaines de “consommation” scolaire. Tant et si bien que les familles qui sélectionnent aujourd’hui les établissements en fonction d’attentes et de stratégies personnelles pourraient selon lui amorcer une forme de retour aux sources.

Le mérite plutÍ´t que les privilèges

Au XVIe siècle, la Réforme protestante va bouleverser le paysage intellectuel de l’Europe. L’Église catholique y répondra entre autre par la création, en 1540, de la Compagnie de Jésus. Son fondateur, Ignace de Loyola, en fera l’instrument de la reconquête catholique (la Contre-Réforme), non par les armes mais par le biais de l’éducation de la jeunesse. Les “soldats de Rome” vont fonder des collèges dans l’Europe entière afin de contrecarrer l’expansion protestante sur l’un de ses terrains de prédilection : l’accès aux savoirs, religieux et laͯques.

Dans un premier temps, les collèges de Jésuites accueilleront les novices de l’Ordre. Progressivement, ils vont s’ouvrir aux jeunes gens du monde et répondre ainsi aux aspirations grandissantes de la bourgeoisie. L’éducation dispensée possède deux caractéristiques principales. Tout d’abord, elle est gratuite. Ainsi, elle permet Í chacun d’accéder aux savoirs, pour peu qu’il en ait l’envie et les capacités. Ensuite (et conséquemment ?), elle est élitiste. L’objectif est l’émergence d’une jeunesse instruite et disciplinée, apte Í assumer des responsabilités de “leadership” . La visée étant prioritairement utilitaire, il s’agit de privilégier les plus méritants et d’éliminer les autres. Le système élaboré sera donc obligatoirement sélectif. [6] En un mot, il s’agit d’imaginer un système d’enseignement entièrement nouveau qui - ne reposant plus sur le privilège unique de la naissance - doit inventer d’autres modalités de “tri” des élites. Les Jésuites vont donc s’ingénier Í créer l’émulation - et donc la compétition - entre élèves. A cette fin, ils vont systématiser différents procédés.

Les collèges sont formellement régis par un code d’enseignement : le Ratio studiorum. Ce texte pose comme principe que l’enseignant se doit de favoriser une honnête émulation qui fera effet de grand aiguillon pour l’étude. Pour ce faire, les collèges élaborent un système très perfectionné de récitations, de compositions, de “disputes” , de concours, de prix, de joutes d’éloquence, de devoirs écrits, de révisions quotidiennes, mensuelles, trimestrielles et annuelles. Emile Durkheim voit dans cette machinerie classificatoire l’une des sources du génie national français. Les élèves y sont répartis dans des groupes hiérarchisés (des plus “forts” aux plus “faibles” ) placés en situation de concurrence perpétuelle :

Chez les Jésuites (...), les élèves étaient divisés en deux camps, les Romains d’une part et les Carthaginois de l’autre, qui vivaient pour ainsi dire sur le pied de guerre, s’efforçant de se devancer mutuellement. Chaque camp avait ses dignitaires. En tête du camp, il y avait un “imperator” , appelé aussi dictateur ou consul, puis venaient un préteur, un tribun et des sénateurs. Ces dignités, naturellement enviées et disputées, étaient attribuées Í la suite d’un concours qui se renouvelait chaque mois. D’un autre cÍ´té, chaque camp était divisé en “décuries” , comprenant chacune dix élèves, et commandée par un chef nommé “décurion” et pris parmi les dignitaires dont nous venons de parler. Ces décuries ne se recrutaient pas indifféremment. Il y avait entre elles une hiérarchie. Les premières comprenaient les meilleurs élèves, les dernières les écoliers les plus faibles et les moins laborieux. Et ainsi, de même que le camp dans son ensemble s’opposait au camp adverse, dans chaque camp chaque décurie avait dans l’autre sa rivale immédiate, de force sensiblement égale. Enfin, les individus eux-mêmes étaient appariés, et chaque soldat d’une décurie avait son émule dans la décurie correspondante. Ainsi le travail scolaire impliquait une sorte de corps Í corps perpétuel (...). A l’occasion, le maÍ®tre ne devait pas craindre de mettre aux prises des élèves de force inégale. Par exemple, on faisait corriger le devoir d’un élève plus fort par un élève moins fort « afin que ceux qui ont fait des fautes en soient plus honteux et plus mortifiés » (...). C’est grÍ¢ce Í ce partage entre le maÍ®tre et les élèves qu’un professeur pouvait diriger sans trop de difficulté des classes qui atteignaient parfois deux cents et trois cents élèves.
Emile Durkheim [7]

Un tel dispositif fait certes honneur aux talents d’ingénieur social de Loyola, mais n’en a pas moins aujourd’hui de quoi surprendre. Il faut donc lui rendre justice et le replacer dans son contexte historique. La pédagogie compétitive des Jésuites, fondée sur le sentiment de l’honneur, faisait office d’alternative Í une antique méthode - plus démocratique mais non moins rustre : le chÍ¢timent corporel (qui prétendait « meurtrir la chair pour mieux graver dans l’esprit »). Par ailleurs, les artifices employés, tout discutables qu’ils soient, ont eu le mérite d’accompagner un vaste mouvement de scolarisation. En contribuant Í la promotion des humbles, les Jésuites auront joué le rÍ´le de précurseurs de l’enseignement démocratique (Guillermou, 1961). On leur reproche parfois d’avoir dispensé un enseignement superficiel, privilégiant les exercices de pure forme et l’obéissance au détriment de l’esprit critique et de la faculté de raisonnement. Force est d’admettre cependant leur contribution décisive Í l’irruption d’un nouvel humanisme au sein d’une nébuleuse intellectuelle longtemps influencée par la scolastique. [8]

La meilleure preuve du caractère parfois subversif de l’enseignement jésuite, c’est la réaction peu nuancée de l’aristocratie qui, sentant ses privilèges menacés, va contribuer Í la disparition brutale de l’Ordre et des collèges. Au plan scolaire, cette disparition aura une double conséquence. D’une part, l’enseignement primaire - et donc l’éducation du peuple - sera complètement abandonné aux paroisses. Il faudra attendre la Révolution française et surtout les réformes législatives du XIXe siècle pour voir l’État se préoccuper de l’éducation élémentaire. D’autre part, les méthodes pédagogiques employées dans les collèges vont être “récupérées” par l’Éducation nationale, qui va largement s’en inspirer pour la gestion de ses propres établissements d’enseignement secondaire (collèges, lycées, etc.).

Classements et bonnes notes

Il est malaisé de démêler l’écheveau qui mène des collèges d’Ancien Régime aux pratiques contemporaines d’évaluation. Église protestante, congrégations catholiques, écoles privées laͯques, instruction publique : toutes ont contribué Í l’émergence de nouveaux moyens de mesure et de classement de élèves. En l’absence d’une histoire générale des pratiques d’évaluation qui reste Í écrire, on se contentera de braquer nos projecteurs sur quelques balises significatives.

Les procédés développés par les Jésuites et formalisés dans le Ratio studiorum sont pour la plupart nés au XVIe siècle. La première “distribution des prix” eut par exemple lieu au collège de Coͯmbre (Portugal) en 1558. A la fin du XVIe siècle, le Collège de Genève distribuera des prix en argent, puis des médailles, aux étudiants les plus méritants. Mais sur quelles bases effectuer les classements ? Au début, le maÍ®tre comptait les fautes dans les compositions et ordonnait les copies selon leur mérite. Parfois, il transmettait ces résultats aux familles, accompagnés de brefs commentaires écrits. L’augmentation des effectifs des pensionnats va entraÍ®ner la normalisation de ces correspondances, qui deviendront de plus en plus laconiques. Voici par exemple le bulletin obtenu en 1780 par un interne du collège royal de Cahors [9] :

Mœurs et religion Excellentes
Caractère Excellent, trop timide
Place sur 52 écoliers (novembre, décembre, janvier)
Thème 27e, 39e, 35e, 26e
Version 13e, 30e, 14e
Vers 44e, 26e

Au bout du compte, des appréciations chiffrées vont remplacer les indications de rang. Au collège jésuite de Caen, on adoptera une échelle Í 4 niveaux :
 1 = bien ;
 2 = assez bien ;
 3 = médiocre ;
 0 = mal.
Des classements interviendront en fin d’année, qui permettront de distinguer le bon grain de l’ivraie. Les “optimi” seront promus dans la classe supérieure, au contraire des “inepti” . Les “dubii” seront admis dans la classe suivante, mais Í l’essai. En cas de problème, ils redescendront dans leur classe de départ. Enfin, les parents seront invités Í retirer les bornés et les cancres. [10]. Les variantes sont nombreuses et parfois surprenantes. Au collège de Troyes (oratorien), les "“dubii” " restent dans leur classe, sauf si la famille insiste ou si des “personnages considérables” interviennent en leur faveur. [11]. On le voit, l’invention de la sélection entraÍ®ne ici l’apparition de son inéluctable corollaire : le piston.

Et l’enseignement primaire ? Dès 1822, les écoles genevoises décerneront des “prix absolus” (destinés aux meilleurs élèves) et des “prix de progrès” (destinés Í ceux ayant le plus progressé d’une année Í l’autre). Réservés Í une minorité d’élus et distribués une seule fois dans l’année, ces deux types de trophées ne suffiront pas Í entretenir une rivalité permanente et générale. On y ajoutera donc des “prix de bonnes notes” , se présentant sous la forme de billets remis régulièrement Í chaque élève en proportion de son application et de la qualité de son travail. En fin de semaine, de mois ou de trimestre, on totalisera l’ensemble des billets obtenus, déduction faite des mauvaises notes. La somme des points restants permettra l’acquisition de menus objets : couteaux, sifflets ou cravates pour les garçons ; ciseaux, dés Í coudre ou peignes pour les filles [12]. Plus tard, on adoptera des tableaux récapitulatifs plus abstraits. C’est en 1890 que sera par exemple officialisée, en France, l’échelle de notation des compositions de 0 Í 20.

Résumons-nous. L’État, en se substituant aux collèges religieux, va poursuivre le même objectif (former les élites bourgeoises sur la base de leur mérite) et utiliser les mêmes expédients, qu’il va d’ailleurs perfectionner. Le classement des élèves en groupes hiérarchisés va aboutir Í la “notation” de chacune des cohortes. Qu’elles se présentent sous forme de billets palpables ou de simples écritures, de lettres ou de chiffres, qu’elles se situent sur une échelle graduée de 0 Í 20 ou de 0 Í 6, ces “notes” découleront toutes du découpage imaginé par les Jésuites et leurs contemporains. A Genève, le Règlement de l’enseignement primaire prévoit, on le sait, d’attribuer la note 6 au groupe des élèves “excellents” , 5 aux “bons” , 4 aux “assez bons” , 3 aux “médiocres” , 2 aux “insuffisants” , 1 au “mauvais” et 0 aux “nuls” . On connaÍ®t la multitude des améliorations plus ou moins pittoresques que va connaÍ®tre le système. Les bons élèves, les plus méritants, recevront de bonnes notes. GrÍ¢ce Í elles, ils s’assiéront au banc d’honneur, capitaliseront des points de diligence (Í échanger plus tard contre des indulgences afin d’éviter une punition) et collectionneront croix, rubans, insignes, médailles et livres de prix (ces derniers subsistant Í Genève jusqu’Í la votation du 10 mai 1981). Les cancres se contenteront de mauvaises notes. Ils seront relégués au banc de honte, Í l’échelle d’enfer ou simplement au coin (bonnet d’Í¢ne compris) ; en fin d’année, ils seront (et sont encore) condamnés Í un infamant redoublement. Les notes, les rangs, les grades participent tous d’un “quadrillage” de l’espace scolaire qui va s’appuyer pendant longtemps sur l’observation et la dénonciation réciproque des élèves. C’est Í ce prix que le XIXe siècle va parvenir Í scolariser des millions d’enfants, dans des classes pouvant parfois atteindre des effectifs supérieurs Í 200 têtes.

Surveiller et punir

On imagine aisément qu’il existe une relation entre la taille d’un groupe et son mode de traitement. [13] Or, l’école publique va devoir faire face Í une énorme demande d’instruction durant tout le XIXe siècle. De façon logique, les questions d’organisation et de différenciation de la “masse scolaire” vont alors préoccuper l’administration. L’enseignement individuel des petites écoles va peu Í peu s’effacer devant d’autres méthodes jugées économiquement plus rentables. Objectif de ces méthodes : augmenter le nombre d’élèves pris en charge par chaque maÍ®tre ou maÍ®tresse. L’enseignement mutuel fera de chaque “enseigné” un moniteur potentiel pour des élèves moins avancés. L’enseignement simultané verra le maÍ®tre s’adresser directement Í l’ensemble des élèves. Pour ce faire, il faut d’abord être en possession de nombreux exemplaires du même livre : le manuel scolaire. Surtout, il faut regrouper les enfants dans des groupes globalement homogènes, afin de proportionner l’enseignement du maÍ®tre au niveau de l’élève. D’o͹ l’apparition de concepts nouveaux, tels ceux de “moyenne” ou de “redoublement [14]. A ces contraintes structurelles s’ajoute un autre facteur : l’évolution du rÍ´le de l’enseignant. Désormais, il ne lui suffit plus de transmettre des connaissances élémentaires. C’est Í l’émergence de la nation républicaine et des masses laborieuses qu’il doit contribuer : en formant les esprits, en inculquant des vertus, en éduquant autant qu’en instruisant, en faisant œuvre de “discipline” . [15] La modification de la structure économique et sociale est donc en lien direct avec les pratiques d’évaluation scolaire. Pour le dire rapidement, le processus d’industrialisation va entraÍ®ner une énorme demande de main d’œuvre. Le système éducatif va devoir répondre Í cette demande et préparer les élèves Í assumer différentes fonctions sociales tributaires de leurs compétences professionnelles et donc de leurs mérites individuels. [16] Optimisation des ressources éducatives, encadrement des masses et sélection des élites : tels sont trois des principaux facteurs qui vont influencer durablement les pratiques d’évaluation.

Selon Foucault, cette “technologie” de la surveillance disciplinaire n’est pas propre Í l’enseignement. La maÍ®trise des multiplicités humaines, la stigmatisation des déviances, la manipulation des foules sont des dénominateurs communs Í différentes institutions. La prison, l’armée, l’hÍ´pital, l’asile : tous sont soucieux de “surveiller et punir” afin de mieux dresser les individus et de les rendre dociles et utiles. Cette grande mutation technique n’a pas épargné l’école :

L’organisation d’un espace sériel (...) a permis de dépasser le système traditionnel (un élève travaillant quelques minutes avec le maÍ®tre, pendant que demeure oisif et sans surveillance, le groupe confus de ceux qui attendent). En assignant des places individuelles, il a rendu possible le contrÍ´le de chacun et le travail simultané de tous. Il a organisé une nouvelle économie du temps d’apprentissage. Il a fait fonctionner l’espace scolaire comme une machine Í apprendre, mais aussi Í surveiller, Í hiérarchiser, Í récompenser.
Michel Foucault [17]

Retour vers le futur ?

Ce bref survol de douze siècles d’histoire de l’éducation souffre évidemment de nombreuses lacunes et pose plus de questions qu’il n’en résout. Il met en évidence, on l’a dit, le manque de travaux consacrés Í l’histoire de l’évaluation et de la sélection scolaires. Dans un article récent, Linda Allal déplorait l’asymétrie Í laquelle la méthode historique se trouve le plus souvent confrontée en matière pédagogique. Selon elle, les intentions et les justifications font (lors du lancement d’une innovation) l’objet de nombreux écrits, mais au moment de sa disparition, les décisions se prennent sans laisser trop de traces documentaires. [18] Dans le cas de la note scolaire, nous sommes presque Í fronts renversés. Le débat relatif Í son éventuelle suppression étant contemporain, nous en sommes saturés. Par contre, nous savons encore fort peu de chose sur les discours ayant accompagné l’apparition (l’invention) des dispositifs formels d’évaluation, de classement et de sélection.

Les lignes de force esquissées ici montrent en tout cas une chose : que les pratiques d’évaluation d’un système éducatif sont directement subordonnées aux finalités poursuivies par ledit système et, en amont, Í la structure économique et sociale de l’époque. Dans une société féodale fortement cloisonnée, l’éducation des enfants avait pour objectif l’intégration de chacun d’eux dans sa caste d’origine. Les privilèges étant avant tout liés Í la naissance, la mobilité sociale était Í peu près inexistante. Les écoles réservées aux classes sociales dominantes avaient certes toute latitude de créer des hiérarchies d’excellence, mais uniquement Í l’intérieur d’un groupe d’enfants de condition homogène. La “sélection sociale” s’opérant en amont, les écoles en étaient logiquement peu préoccupées (Perrenoud, 1984). L’aspiration des classes bourgeoises Í l’instruction (qu’illustre encore une fois l’aventure des Platter) va bouleverser cette logique. Les collèges de Jésuites (relayés ensuite par l’État) vont chercher Í sélectionner les élites sur la base de leur engagement et de leurs performances intellectuelles et vont ainsi contribuer Í l’émergence d’un nouvel ordre scolaire : la méritocratie. C’est pour parvenir Í cette fin qu’ils vont cultiver la rivalité entre étudiants. Et c’est tout Í la fois pour stimuler et réglementer la compétition qu’ils vont imaginer les mécanismes d’évaluation et de sélection dont les notes actuelles sont les héritières.

Depuis, les sociologues de l’éducation sont passé par lÍ . Bourdieu et les autres, on le sait, nous ont passablement “déniaisés” quant aux vertus trop peu démocratiques de l’école républicaine. Non contente de reproduire la plupart des inégalités sociales, l’école publique aurait en outre l’ultime culot de les légitimer en prétendant n’élire que les élèves les plus méritants, indépendamment de leur origine familiale. Pour Bourdieu, ce système d’enseignement largement ouvert Í tous et pourtant strictement réservé Í quelques-uns réussit aujourd’hui encore le tour de force de réunir, de façon dissimulée, les apparences de la “démocratisation” et la réalité de la reproduction. [19]. Ainsi les “héritiers” des temps modernes conservent-ils leurs privilèges sans s’exposer Í d’hostiles jacqueries ...

A Genève, c’est devant un constat d’échec assez comparable [20] que l’autorité politique a suscité une dynamique de “rénovation” de l’école primaire. L’objectif poursuivi est explicitement “démocratique” , donc “non sélectif” . Pour avoir un sens, le changement souhaité devra en effet permettre l’acquisition des compétences et des attitudes dont tous les élèves auront besoin pour s’intégrer dans la société de demain. [21] Dès lors, nous voici renvoyés Í la double contrainte initialement dénoncée par Vellas et Baeriswyl : comment assurer la réussite de chacun des élèves tout en mal notant les plus hésitants ? Injonction paradoxale dont un spécialiste de l’évaluation comme Jean Cardinet dénonce l’obsolescence en s’appuyant sur les précédents historiques :

Il ne s’agit plus maintenant de former un petit nombre de cadres compétents pour encadrer, diriger de grandes masses d’ouvriers ou de gens peu spécialisés, mais disciplinés. Il faut maintenant diffuser au contraire les compétences. Il faut qu’un maximum d’individus puissent prendre des initiatives (...). L’évaluation ne nécessite plus de classer les élèves, mais consiste simplement Í savoir si chaque individu a atteint ou non l’objectif (...). Ce qui peut paraÍ®tre futuriste n’est en réalité qu’un retour Í une situation antérieure o͹ (...) le bilan d’apprentissage fondait alors l’évaluation Í la fois du maÍ®tre et de l’élève.
Jean Cardinet (Jean Cardinet, 1991, pp. 3-4)

Alors ? Le salut de l’école moderne passera-t-il par une forme de “retour vers le futur” ? Partiellement peut-être. Car tout n’est pas “recyclable” , loin s’en faut, dans l’école d’avant Luther et Calvin. Consumérisme scolaire, endoctrinement religieux, chÍ¢timents corporels, précarité de la fonction enseignante : voilÍ quelques confiseries médiévales dont le pédagogue contemporain se passera sans barguigner.

Au demeurant, faut-il le répéter, l’évaluation n’est pas la note et la note n’est pas l’évaluation. “Supprimer” les notes scolaires, sans rien imaginer en lieu et place, nous renverrait tout droit aux petites écoles de l’an mil sans qu’on voie bien la plus-value en terme d’évaluation formative, de différenciation de l’enseignement et de lutte contre les inégalités. VoilÍ finalement un constat plutÍ´t rassurant : douze siècles après Charlemagne, il nous reste une école Í inventer ...

Olivier Maulini

 Docteur en Sciences de l’Éducation
 MaÍ®tre d’enseignement et de recherche dans le domaine des pratiques pédagogiques et de l’innovation (Université de Genève)
 Coordinateur du laboratoire de recherche Innovation-Formation-Éducation (LIFE)
 Membre du Comité de l’Association Former sans exclure

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