Chapitre 4
La menace des notes
Le débat sur les notes est l’un des plus passionnants et passionnés qui traversent le monde de l’éducation dans les pays occidentaux francophones. Sont-elles une aide Í l’apprentissage ?
Une entrave ? Faut-il les abolir ? Si elles ont été abolies, faut-il les remettre ? À titre d’exemple, on a observé ces dernières années en Suisse plusieurs retournements de situation dans deux cantons, Vaud et Genève, o͹ les notes ont d’abord été supprimées de l’enseignement primaire, puis réhabilitées. En France, les demandes d’abolition des notes Í l’école, mises en sourdine pendant quelques années, ont repris de plus belle avec un appel de l’Association de la fondation étudiante pour la ville (Afev) concernant les notes Í l’école primaire, appuyé par de nombreux intellectuels, tout de suite contré par une récolte de signatures du syndicat d’étudiants Uni [1]. Ce qui rend passionné ce débat, c’est la forte polarisation politique des prises de position, avec - pour simplifier - la gauche progressiste en faveur de l’abolition des notes et la droite conservatrice en faveur de leur maintien. Ce sont donc bien souvent des valeurs, des idéologies et des projets de société qui s’affrontent dans le débat sur les notes. Ce chapitre a pour objectif de passer en revue quatre présupposés qui fondent l’argumentaire le plus souvent utilisé pour soutenir l’utilité des notes, et de donner des indications quant aux résultats de la recherche scientifique qui existent Í ce propos.
Les quatre M du débat sur les notes
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Malgré la nature résolument idéologique du débat sur les notes, quatre présupposés sont utilisés systématiquement dans ce débat pour réifier ce qu’on sait sur les notes, pour donner une allure de fait incontestable Í leur utilité. On appellera ces quatre présupposés « les quatre M du débat sur les notes » : mesure, marché, mérite et motivation. En effet, pour soutenir qu’au-delÍ des préférences idéologiques, il y a des raisons objectives pour lesquelles les notes sont utiles, on invoque tour Í tour le fait que les notes permettent une mesure simple et claire des apprentissages, que les notes reproduisent une saine compétition - typique des logiques de marché - que les élèves retrouveront plus tard en milieu professionnel, que les notes représentent une récompense juste au mérite, et que les notes permettent de motiver les élèves. Prenons ces présupposés dans l’ordre.
Les notes, comme mesure simple et claire des apprentissages
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Les notes, comme reproduction de la compétition des marchés
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Les notes, symbole de mérite
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Les notes, comme facteur de motivation
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Conclusions : la menace, le cinquième M
Au-delÍ des passions suscitées par le débat sur les notes et de sa récupération politique, la recherche scientifique montre que ces quatre présupposés, qui reviennent de façon récurrente, ne trouvent pas d’étayage empirique dans les effets que les notes produisent sur la motivation et l’apprentissage. Au contraire, lorsque l’on regarde les résultats des études qui ont abordé les questions soulevées par les « quatre M » - mesure, marché, mérite et motivation - on s’aperçoit qu’en réalité les notes produisent surtout un« cinquième M » : la menace. En effet, dans chacun des ensembles de recherche mentionnés, il apparaÍ®t que les notes produisent des mécanismes susceptibles d’activer une menace pour le sentiment de compétence de soi.
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Si les notes reproduisent en classe le modèle d’une société libérale fondé sur la compétition, il faut alors s’attendre Í ce que les élèves soient confrontés aux mêmes types de menace qu’on trouve en milieu professionnel, notamment ceux liés Í l’accès aux ressources rares. Dans l’article de Deutsch cité plus haut [2], d’ailleurs, les bonnes notes sont clairement décrites comme une denrée dont on a créé une offre délibérément limitée ; comme les bonnes notes sont une clé d’accès dans le processus de sélection scolaire. il est aisé d’imaginer le niveau de menace auquel les élèves sont soumis dès lors qu’ils se posent la question de leur passage Í travers le filtre de la sélection (ce qui explique pourquoi, par exemple dans le cas de la triche, ils sont amenés Í considérer que tous les moyens sont bons pour réussir). Les notes, en tant que symbole du mérite et prototype de l’évaluation, créent une menace qui a été consignée dans le nom du courant qui a étudié les phénomènes décrits plus haut : la « menace du stéréotype ». On voit donc qu’au niveau des relations de pouvoir entre groupes sociaux, on retrouve le même ordre de menace décrit plus haut pour les relations de statut dues Í la réputation scolaire. Il y a quelques années, Le Monde de l’Éducation publiait un numéro intitulé « Que valent le notes ? » [3]. On pourrait paraphraser ce titre pour rendre compte de la menace liée Í la question du mérite : le notes rendent clair ce que « valent les élèves ». Finalement, si les notes motivent, elles le font dans une direction tout Í fait inattendue, en produisant des buts, les buts de performance-évitement, qui ont été traditionnellement associés avec la crainte de l’échec et le sentiment de menace des compétences [4].
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Il apparaÍ®t de ce bref parcours qu’il est temps d’élargir la façon d’aborder le problème des notes. Jusqu’Í présent, le débat s’est focalisé sur les propriétés diagnostiques ou les caractéristiques descriptives des notes. Ce chapitre suggère qu’il faut commencer Í poser aussi la question de la fonction qu’on leur donne. On a vu plus haut que les notes pourraient être utilisées pour développer les compétences des élèves, si elles sont utilisées dans un but formatif. Mais tant que les notes seront utilisées, dans la grande majorité des cas, pour rendre visibles les différences entre élèves, les comparer et in fine faciliter le processus de sélection, elles ne produiront que de la menace et des réactions de « survie » scolaire.