Vilaines manières
LÍ , interros Í tour de bras comme si c’était en pesant le cochon qu’on l’engraissait.
Chacun pour soi. Zéro pour celui qui lorgne sur son voisin…ou qui l’aide.
La loi du prince : contrÍ´le annoncé ou par surprise, questions faciles ou difficiles, ouvertes ou fermées, de réflexion ou de restitution, temps de réponse long ou court, compétition diffuse ou montée en épingle, prof rassurant ou ajoutant du stress, proclamation des résultats discrète ou publique, sans commentaires ou avec jugements énoncés.
Mais ce qui est grave, c’est que ces questionnaires sont notés, c’est-Í -dire que le professeur non seulement choisit les questions de manière souverainement partiale mais il les pondère Í sa guise : telle réponse vaut tant de points selon des critères qu’il suce de son pouce puisqu’il n’a jamais appris Í construire un questionnaire ni Í l’apprécier. D’ailleurs, cela ne s’apprend pas, disent certains qui ajoutent que même les “experts” font ce qu’ils peuvent. D’o͹ leur viendrait leur science, eux qui, souvent, n’ont pas/plus d’élèves ?
Si ceci est vrai, pourquoi continuer Í interroger, de manière empirique donc contestable… alors qu’en outre aucun texte légal, dans la plupart des pays, ne prévoit ces coups de sonde arbitrairement chiffrés ?
Pourquoi ces manières ?
C’est clair comme de l’eau de roche : pour camoufler les carences habituelles de l’enseignement. La faute est mise sur l’apprenant « qui n’avait qu’Í étudier au lieu de… », sans dévoiler si l’enseignant passionne ou ennuie ses élèves. Car si le cours est comme un scénario captivant, avec un metteur en scène expert, la motivation est alors intrinsèque, dès lors nul besoin de motivation d’excitation pour pousser Í la recherche, finies les menaces et les promesses de récompenses, les dénonciations, la mésestime de soi. Plus (guère) de redoublements.
Mais dans plusieurs classes sur dix, les cours sont tellement ennuyeux, (centrés sur une transmission magistrale que les élèves jugent plus maladroite que dans les émissions de Arte, par exemple), que lÍ , si l’on supprimait la motivation externe, plus aucun élève n’étudierait ; l’école ajoute la peur comme moteur d’action. C’est donc aux professeurs qui font beaucoup échouer leurs élèves qu’il faudrait donner des heures de rattrapage pédagogique avant que de multiplier les séances de soutien aux élèves en difficulté sans rien mettre en cause en amont. Tarir les sources de l’échec de l’école, voilÍ le vrai défi prioritaire.
Le système pousse aussi les élèves Í se dédoubler, ce qui appelle Í donner dans la schizophrénie : ce n’est pas pour la saveur du savoir que les élèves font des efforts mais pour être en mesure de répondre Í ce que le professeur risque bien de leur demander Í l’examen. Les enfants apprennent très jeunes en faisant semblant et donc Í faire semblant, ce qui est immoral. Ils ne vont pas Í l’école pour apprendre ; on leur a appris Í y aller pour réussir les évaluations. L’acte d’apprentissage est ainsi perverti, l’oubli entre en jeu comme mécanisme de défense.
Un autre danger est dénoncé par Albert Einstein : « La surcharge de l’esprit par le système des notes entrave la recherche et la transforme nécessairement en superficialité et absence de culture ». Sans commentaire, c’est net.
Pourtant, l’institution se pare de belles vertus.
On y mène des campagnes contre le racisme, la domination, l’exclusion, la maltraitance, l’inégalité, la non assistance Í personne en danger etc.
De plus, l’école ne supporte pas les obscénités comme les gros mots, les crachats, les mains baladeuses, mais…
Mais elle apprend systématiquement Í travers les examens notés, ce qui est vraiment obscène,
– La marchandisation. On étudie pour être payé avec une fausse monnaie, des points. “Étudiez plus pour gagner plus” . École bancaire (Paolo Freire).
– La spéculation. Très vite, les élèves portent leurs efforts lÍ o͹ ça rapporte le plus : « C’est pour des points ? »
Cette question récurrente énerve souvent les profs au lieu de les remettre en question. Or, elle est terrible cette question puisqu’elle montre que la spéculation, qui ravage le monde, s’apprend Í l’école… Í l’insu même, souvent, de ceux qui l’organisent systématiquement. Ainsi, voit-on des enseignants aux opinions manifestement démocratiques défiler dans les rues au cri de : « Non Í la société marchan…an…an…de ! », puis rentrer dans leur classe et lancer une interro notée, en toute bonne foi.
– La simonie, le lucre . Plus il y a d’élèves en difficulté, plus la chance de donner des leçons particulières payantes est élevée. Dans certains pays o͹ j’ai organisé des stages de formation Í l’Éducation nouvelle, on gagne des bonnes notes en vendant beaucoup de billets de la tombola qui sert Í payer, en partie, les professeurs. Sans parler, puisque c’est tabou, du droit de cuissage : « Je te mets une meilleure note si je dénote que tu es… »
– Le suicide. Un autre effet tabou des examens notés, c’est le désespoir, la déconsidération de sa propre image qui va jusqu’Í l’agression fatale contre soi-même. Lorsque l’agression, cette fois se dirige vers le prof pervers, le tabou s’évapore et la presse bien pensante pousse des cris d’orfraie… ce qui fait vendre du papier mais ne met pas en lumière les racines de la violence blanche au sein de l’institution scolaire : « Tu n’arriveras Í rien » ...
– La roulette russe. Certains étudiants misent sur leur bonne étoile. Sur six chapitres, ils en étudient parfois cinq, risquant pourtant d’être interrogés sur le sixième. Ils savent que la chance joue dans ce jeu cruel, pas du tout équitable o͹ la tricherie elle-même trouve sa justification.
– La tricherie des profs. Ceux-ci, déjÍ tout puissants pour calibrer la difficulté des questions, les conditions de passation, les critères de correction… se permettent de manipuler les points, par exemple en relevant ou en abaissant toutes les notes selon le profil de la classes souverainement décidé en fonctions de critères bien dissimulés, en rapport avec l’égo du maÍ®tre d’œuvre. Celui-ci se forge une réputation en agissant sur les notes, Í sa guise. Il peut même se venger du comportement d’élèves récalcitrants en mêlant le contrÍ´le des savoirs et celui des conduites pourtant séparés déontologiquement.
– L’erreur de jugement. L’aspect multidimensionnel de la personne est incontesté. Or, une note, par nature , caractérise un individu complexe de manière unidimensionnelle. Donc elle est invalide, selon Albert Jacquard.
En vrac, voici d’autres mauvaises manières dues aux examens notés : la soumission, la compétition, l’individualisme, l’étiquetage, l’impact sur l’estime de soi, le stress, le chantage, la non assistance Í personne en danger d’échouer, le racisme social qui fait mordre la poussière Í ceux qui ont eu le moins de chance avec leurs parents, l’inutilité puisque les examens ne font rien apprendre de neuf ou presque rien d’autre que du fugace. Qui peut encore définir un logarithme ?
Et ça défile
VoilÍ donc tout un cortège de nuisances que l’école dispense alors qu’elle a pour devoir de former aux valeurs humanistes. Oui, le mesurage obsessionnel de l’humain détourne l’école de sa mission.
De plus, l’école donne la primauté Í l’aspect scolaire de la formation puisqu’elle paie seulement le cÍ´té formel de la connaissance. La réussite ou l’échec dépendent des notes ainsi devenues survalorisées au profit des savoirs scolaires.
Or la formation des futurs citoyens se doit d’être aussi, et pour certains surtout, culturelle. Les éléments de formation humaniste ne sont pas aussi aisément rétribuables par des points, ils risquent donc de se voir placés au second rang, voire délaissés « faute de temps ».
Il en va ainsi de ce qui est difficilement quantifiable comme l’expression orale, le théÍ¢tre, la danse, la peinture, le débat philosophique, la pratique de l’enquête, l’exposé interactif, l’invention d’un scénario, la rédaction d’un journal ou d’une émission de télévision, la correspondance scolaire, les textes libres, les projets surtout Í caractère social, l’interview, la culture de paix, la défense de la planète, l’interpellation des politiques, la correspondance avec des savants, des écrivains, des journalistes, des personnages politiques, les liens avec le voisinage de l’école, avec les personnes isolées, les vieux, les exclus. On devrait faire de la place Í la musique, aux sports de coopération, développer la curiosité scientifique, l’invention mathématique, l’histoire de la science avec ses avancées actuelles, ses incertitudes, ses espoirs, la globalité des problèmes du monde qui est un système dynamique et inattendu, la force de la non violence, les dangers de l’internet, de la drogue, du tabac, du sida, des sectes, du bachotage sans oublier l’éducation affective et sexuelle, les inégalités mondiales, la disparition des espèces, les changements climatiques, la pollution des océans, de l’eau douce, de l’air… Les espoirs technologiques et humains. Donner ainsi enfin sa place Í l’émotionnel.
Bref, il est temps de faire sauter ce cloisonnement entre scolaire et culturel o͹ les examens notés en particulier endiguent l’essor de la Culture dans la formation des jeunes… qu’on ne devrait plus élever pour devenir les adultes d’hier !
On peut toutefois se demander si beaucoup d’enseignants seraient habiles pour faire davantage goÍ »ter la culture que de transmettre du scolaire dont ils sont imbibés, scolaire gage de leur propre réussite académique donc sociale.
Mais d’o͹ viennent ces vilaines manières ?
De loin, de très loin.
Certains font remonter l’invention de la notation aux mandarins chinois. Pour stimuler artificiellement l’ardeur Í l’étude, ces savants ont fabriqué une certaine monnaie avec une planche Í billets illimitée, les notes. Les mandarins payaient donc sans que cela leur coÍ »tÍ¢t rien mais ils disposaient ainsi d’un grand pouvoir symbolique puisque les scores touchaient fortement l’image narcissique des récipiendaires et de leur famille.
De siècles en siècles, l’usage unilatéral des notes a conquis toutes les écoles de tous les continents Í tel point que l’Occident, qui a récupéré l’idée de cette monnaie de singe, l’a largement diffusée dans ses colonies, en Afrique, en Amérique du Sud, en Asie.
Pire, la manie évaluatrice s’est développée au point qu’un an de scolarité sur six, il est bon d’insister, est consacré non pas Í apprendre mais Í prétendre vérifier les niveaux dits de compétence.
Le calcul est simple. Chaque élève passe au moins 30 journées de classe par an Í préparer et Í passer des contrÍ´les, examens, évaluations, interros parfois quotidiennes, Í être en roue libre quand les professeurs corrigent, se réunissent pour parler des performances de leurs élèves … Í Noël, PÍ¢ques et Trinité. De plus ces professeurs, qui sont avec leurs élèves au grand maximum 180 jours sur 365 (pensons aux heures dites « de fourche »), font relÍ¢che des cours pour relaxer les élèves qui ont subi (!) les épreuves (!) Í l’approche de chaque période de vacances … ce que le Ministre de l’Éducation appelle d’un bel euphémisme, les jours blancs. Le spectacle affligeant d’adolescents désœuvrés qui sillonnent les rues, pendant les heures normales de classe, se répète chaque année, surtout Í partir du 20 juin lorsque les grandes vacances débutent Í la fin du mois et ce malgré les injonctions des gouvernants.
Trente jours donc sans conquérir de nouveaux savoirs Í raison de six fois en primaire soit cent quatre-vingt journées, c’est-Í -dire une année scolaire.
Rebelote dans l’enseignement secondaire (!) o͹ une autre année scolaire passe Í la trappe. Seulement 2 années de perdues ? Bien davantage puisqu’il faut tenir compte des redoublements : un élève sur cinq en primaire, 60% lÍ o͹ l’apprentissage est souvent secondaire. Pourquoi ne pas faire apprendre jusqu’aux vacances ?
Ce gaspillage coÍ »te très cher. Pourquoi subsidier un état de fait dÍ » surtout Í l’action de x professeurs sur dix … qui pèsent davantage les pommes de terre que de les bien cultiver mais qui n’aiment pas que leurs élèves les soupèsent … eux !
Des belles manières ?
Devant cette liste de nuisances – contrÍ´lite aiguë, évaluationnite - ou bien on uniformise les examens des profs, qu’on a rebaptisés évaluations externes, chargés de la subjectivité des inventeurs de questionnaires égalitaires, ou bien on les supprime, solution rarement évoquée bien que légale.
Dans le premier cas, les sales manières refleurissent puisque ces tests sont notés arithmétiquement, donc entachés d’un vice rédhibitoire. Mais ils sont pires que les examens des profs puisqu’ils poussent au bachotage et renforcent, en amont, les examens habituels décriés, les contrÍ´les dits cette fois d’entraÍ®nement.
Ainsi, le confort des professeurs paresseux est-il assuré. Fini de se creuser la cervelle pour intéresser les élèves : l’examen externe pousse plusieurs profs sur dix Í des séances d’exercices pénibles Í partir des items des années précédentes, pénibles pour les élèves et reposantes pour les enseignants barricadés derrière l’obligation de réussite de leurs élèves aux épreuves les mêmes pour le fils du notaire que pour l’enfant du quart-monde. Dommage si ce “dernier” échoue….
Ces épreuves externes ne peuvent, par nature (je le sais puisque, Í ma honte, j’ai participé, en tant qu’inspecteur, Í l’élaboration de ces examens généralisés jusqu’Í ce que j’entre en résistance et développe l’objection de conscience par un refus), comptabiliser que des produits dichotomiques – vrai ou faux- afin de faire respecter une grille (!) de correction (!) égalitaire sur une bande étroite de savoirs, laissant dans l’ombre les processus de pensée pourtant essentiels mais invisibles ainsi que la décisive formation culturelle.
Ces examens externes poussent les bonnes Í¢mes Í croire dans les illusoires vertus de l’individualisation a posteriori. Ils justifient un renforcement des motivations d’excitation, ils bétonnent donc le système par lÍ assuré de se perpétuer.
Illustration du second cas : j’ai mis en route une école publique, gratuite, d’Éducation Nouvelle Í Buzet (Floreffe) en Belgique et voilÍ 18 ans qu’elle fonctionne légalement sans examens notés, sans bulletins traditionnels, sans punitions ni dénonciation aux parents (secret professionnel), sans perte de temps et, évidemment, sans redoublements ni exclusions, sans aucune violence institutionnelle, partant sans violence entre des élèves en dialogue.
Il faut le redire : aucun texte légal n’ordonne, chez nous, de noter les élèves, de les punir ou les récompenser, les dénoncer Í leurs parents, les faire redoubler, leur donner des choses Í apprendre chez soi, les soumettre au chantage des points.
Nos amis Suisses sont plus Í plaindre puisque, chez eux, le peuple, par une votation, a obligé les enseignants Í (re)mettre des points aux examens… ce qui ne doit pas trop déplaire lÍ -bas, comme chez nous, Í neuf profs sur dix habitués Í user de cette carotte en forme de bÍ¢ton. Privé de sa cote/cotte, le roi est nu.
« Non ! Pas ça ! Oh ! Peuple, rendez-moi mon sceptre/bÍ¢ton couleur carotte ! »
Que faire, dès lors pour donner la preuve (et non l’épreuve) que chacun a appris ce qui est requis si l’on pratique donc l’objection de conscience Í la notation ?
J’ai inventé, il y a vingt-cinq ans, le chef-d’œuvre pédagogique comme couronnement d’un cursus scolaire. La communication régulière avec les parents se fait oralement et par l’usage du portfolio, merveilleux compagnon des apprentis.
D’autre part, les examens notés et les redoublements n’existent pas non plus dans une grosse école publique que j’ai visitée Í Melbourne en Australie ; d’autres exemples existent dans le monde. Oui, on peut et doit s’en passer, la loi le permet.
Brassens a-t-il eu un 8/10 en poésie ? Et Hugo, et Verlaine ? Et vous et moi pour ce que nous savons bien faire ? Et pour apprendre Í parler, marcher, aimer ?
Enfin de bonnes manières, décisives, gratuites pour éradiquer l’échec scolaire…
Une vue optimiste des choses nous amènerait Í dire qu’en supprimant les examens notés, en les remplaçant, sans gaspillage de temps, par des séminaires dynamiques, avec des pratiques d’Éducation Nouvelle enthousiasmantes pour les profs et leurs alliés les élèves, couronnées par un chef-d’œuvre pédagogique déjÍ évoqué, semées de communications régulières avec les parents, on gagnerait deux années scolaires sur douze années civiles. Autrement dit, le programme des études serait réparti sur quatorze années scolaires en douze ans de calendrier, il faut y insister.
On aurait du temps, on pourrait ainsi rejoindre la pensée du philosophe Gaston Bachelard pour qui tout apprentissage solide se nourrit de lenteur. Finis les redoublements onéreux financièrement et moralement : moins de désespérance des jeunes, meilleure image de soi des parents plus sereins en famille, davantage de rencontres fortes parce que non violentes entre élèves et professeurs. « Faites-en vos égaux pour qu’ils le deviennent », disait Jean-Jacques Rousseau, c’est possible et cela donne aux professeurs, après des moments de remises en question parfois difficiles, un véritable sens nouveau Í leur action : l’éducation pour le futur.
Chaque élève, sauf désistement en cas de force majeure (déficience mentale sévère, accident, maladie, drogue) resterait dans son groupe/classe autant que possible pendant douze ans. LÍ , se développeraient les groupes de solidarité o͹ l’enseignement mutuel de type Éducation nouvelle permettrait la vigilance de tous sur les apprentissages de chacun (personne ne resterait en rade), dynamisés par des professeurs exigeants, éveilleurs d’intelligence en fraternité, sans jugement, avec le droit Í l’erreur pour tous, profs et élèves, élément constitutif du tÍ¢tonnement expérimental Í traiter donc et non Í sanctionner.
La manière dont tourne le monde nécessite une autre école, celle de la créativité et de la solidarité, une école plus culturelle et fraternelle. Cette nouvelle Éducation implique un abandon des sales manières qui l’imprègnent et l’invention de très belles manières qui fondent ce dont demain a un urgent besoin.
Dis, donc… C’est Í l’école qu’on t’apprend ces belles manières ?
Mais, oui, parfois. BientÍ´t dans deux classes sur dix.
Charles Pepinster
– Instigateur du GBEN (Groupe Belge d’Éducation Nouvelle - 1983)
– Fondateur de la Maison des Enfants, Í Buzet (Floreffe, Belgique)
– Ancien inspecteur cantonal