Pourtant, ils pourraient aujourd’hui s’abstenir de noter. Tout au long des 30 ans de ma carrière de professeur Í l’Université, j’ai toujours trouvé des moyens de contourner la notation, essentiellement en n’attribuant que des « A », ce qui me permettait – de facto et de jure – d’éliminer les classements. L’année dernière, pour la première fois, après s’être longtemps plaint de mes pratiques « anormales », les autorités de l’Université de York (Toronto) en sont venus Í désigner mes cours comme étant « non notés », en créant peut-être de la sorte, bien involontairement, un précédent prometteur.
En tant que professeur titulaire, bien entendu, je jouis d’une sécurité d’emploi privilégiée, garantie par des étudiants responsables et engagés, qui paient leurs études et exigent une certaine honnêteté. En outre, en tant que professeur syndiqué, je suis protégé par une convention collective qui requière simplement de moi que je soumette les évaluations et leurs résultats Í temps et Í heure, sans spécifier la forme qu’ils doivent prendre. Je suis dès lors dans une position idéale pour défier cette dictature de la notation … mais bien d’autres sont dans la même position que moi et continuent malgré tout de noter.
Pourquoi ? En règle générale, comme je l’ai indiqué précédemment, les collègues expriment une crainte des représailles administratives. Mais ils restent également attachés aux notes pour d’autres raisons, plus secrètes, dont ils ne sont peut-être même pas conscients.
Les notes constituent il est vrai un dispositif qui apaise les inquiétudes des enseignants Í propos de leurs propres aptitudes ... en les transférant sur leurs étudiants, Í travers une interminable série de tests, d’examens et d’évaluations. Les notes soulagent les enseignants ; elles préservent leur autorité, quelle que soit leur (in)compétence. Les protestations de mauvaise foi vis-Í -vis des obligations administratives masquent souvent le fait que la notation est finalement « utile » aux enseignants ... mais dessert les étudiants et l’éducation.
Mais parmi toutes les raisons invoquées, la principale est rarement reconnue : Í l’Université, la note est un moyen (subsidié par l’argent public) de passer au crible les étudiants avant qu’ils n’entrent sur le « marché de l’emploi ». Les notations paraissent pourtant être une affaire qui ne concerne que le professeur et les étudiants … mais c’est oublier qu’elles sont ensuite communiquées aux employeurs. A tel point que ceux-ci – qui ne sont peut-être même jamais entrés dans une salle de classe – ont accès Í une mesure hiérarchisée de leur potentielle force de travail. À cÍ´té des étudiants et des professeurs, il y a donc une troisième partie, discrète, qui arpente silencieusement les couloirs de l’Université et la tient en otage. Éliminer la notation, ce serait éliminer cette troisième partie, émanciper l’Université et y réintroduire l’éducation.
L’élimination de la notation transférerait immédiatement l’attention de l’Université de l’évaluation Í l’éducation. Lorsque des collègues sceptiques protestent et disent qu’il n’est pas juste que j’accorde la même note Í ceux qui travaillent dur et Í ceux qui ne participent pas au cours, je leur oppose l’argument que ceux qui travaillent dur bénéficient en fait d’une « récompense » supplémentaire : celle d’avoir appris. « C’est vrai » s’exclament-ils ensuite, se rappelant soudainement ce qui devrait être au centre de leurs préoccupations professionnelles.
Les étudiants eux-mêmes ne se sont jamais opposés Í mon refus de les noter, et nos expériences ont été mutuellement enrichissantes. Les notes n’étant plus un motif d’inquiétude, plus une minute n’est gaspillée en discussions Í propos de l’évaluation, qui était auparavant la principale préoccupation des étudiants. Débarrassés de la crainte et de tout sentiment d’infériorité vis-Í -vis des professeurs et des pairs, les étudiants sont libres de s’engager authentiquement, ce qui constitue un ingrédient essentiel de l’éducation. Ils découvrent qu’ils ne sont pas seuls, en dépit des rituels de compétition et d’individualisme qu’ils constatent tout autour d’eux.
Se substituant Í la « motivation pour les notes », l’excitation intellectuelle devient l’élément déterminant de l’éthique éducationnelle. Elle remplace l’anxiété qui, comme chacun sait, est néfaste aux apprentissages. Abandonner la notation scolaire annule l’aliénation : les étudiants ne dépendent plus des autres pour apprécier leur propre richesse personnelle.
Sans notes, les étudiants ne doivent plus essayer de décrypter l’esprit du professeur – une tÍ¢che impossible de toute façon, si l’on en croit les philosophes … - et peuvent plutÍ´t se concentrer sur la lecture de leurs propres représentations, la connaissance de soi devenant le Graal de l’éducation. GrÍ¢ce Í la disparition des notes et au renversement du système traditionnel infantilisant si délétère en matière d’estime de soi, les étudiants peuvent maintenant prendre sérieusement en main leur développement personnel et le développement de leur pensée, ce qui pour tant d’entre eux constitue une nouvelle expérience. Cela devrait pourtant être la seule véritable finalité de l’éducation.
L’élimination de la notation n’est plus seulement une idée théorique. Il s’agit d’une réalité, comme j’en ai fait l’expérience Í la York University de Toronto. J’enseigne maintenant de façon officielle des cours « non notés », sanctionnés formellement par le Doyen de la Faculté des Arts et pleinement reconnus par le Vice Président de l’Université. Ces cours non notés sont un terreau fertile et j’invite mes collègues Í oser s’aventurer dans cette voie. Leurs étudiants pourraient enfin avoir droit Í ce pour quoi ils ont payé et Í ce que nous avons le devoir de leur offrir.
David F. Noble
– Historien
– Professeur Í la York University (Toronto)