Dans la querelle sur le notes, les initiants eux-mêmes semblent hésiter. Ils disent que l’évaluation est la clef de voûte de l’innovation, et qu’en votant contre les appréciations, on fait barrage aux pédagogies actives, au socio-constructivisme, au laxisme, au nivellement par le bas, à la réformite et même à l’OMC. Mais ils disent aussi qu’ils ne veulent pas revenir à “l’école de grand-papa” , et que l’évaluation formative, les portfolios, les commentaires écrits et les entretiens avec les parents sont des progrès intéressants quand ils s’ajoutent aux instruments existants. Alors, pourquoi pas un compromis ? Pourquoi pas des informations régulières et une ou deux notes de temps en temps ? La solution serait bien helvétique, donc improbable en la circonstance : comment trouver un tel arrangement quand on prétend que sauver les notes c’est sauver les chiffres, les lettres et la République ?
Il va donc falloir trancher. Et soutenir l’une ou l’autre option : une école qui note ou une école qui annote. Il va falloir le faire sans dramatiser mais sans négliger non plus l’importance du changement. Ce qui est intéressant, avec la politisation du débat, c’est que les opposants sont maintenant des proposants, et que leurs arguments mis bout à bout peuvent nous aider à distinguer les camps. Prenons ces arguments un à un, et voyons ce que la pointe de l’évaluation dit de l’iceberg éducation.
Un message aveuglant : la note n’est pas claire
Premier argument : « la note est claire ». 4, c’est plus que 3 et moins que 5. Les enfants l’ont compris très tôt, leurs parents le savent depuis longtemps. Il n’y a pas d’ambiguͯté sur ce point. Pourquoi dire « cet objectif est en voie d’acquisition » au lieu de dire « trois et demi » ?
N’est-ce pas se complaire dans le jargon et brouiller la communication ? Il faut le reconnaÍ®tre : si l’objectif, c’est de situer l’élève sur une échelle d’excellence, autant numéroter les paliers. Les thermomètres ne disent pas « température en voie d’augmentation ». Ils disent 37,2 ou 39,8, et le malade est fixé sur sa santé. Ou plutÍ´t, il est fixé sur sa fièvre, ce qui n’est pas Í comparer. Car la note, d’abord, n’est pas fiable. Les
recherches ont montré que certains maÍ®tres sont cinq fois plus sévères que d’autres. La même copie vaut parfois 3 sur 20, parfois 16 sur 20. Pour obtenir une moyenne non aléatoire, il faut 13 examinateurs en mathématiques, 127 en philosophie. On prédit mieux un résultat en
connaissant le correcteur que le candidat. La note n’a rien d’objectif. Elle ne mesure pas, elle transmet un message. Et ce message n’est pas clair : parce qu’il est arbitraire, mais surtout parce qu’il ne dit pas ce qu’il faut faire. Le plus difficile, en pédagogie, ce n’est pas de savoir si l’élève sait ou ne sait pas lire. On s’en rend compte sans règle graduée. Le plus difficile, c’est de savoir o͹ sont ses difficultés et comment on pourra y remédier. En passant de la notation Í l’annotation, l’école ne devrait pas être moins claire. Elle devrait l’être plus. Elle devrait montrer, commenter, expliquer, bref, éclairer ce que la note laisse dans l’ombre : les objectifs Í atteindre, les obstacles Í dépasser, les moyens d’y arriver. On va chez le médecin pour qu’il nous aide Í guérir. S’il ne fait qu’égrener des nombres alors qu’on souffre le martyr, il n’est pas rassurant, il est incompétent. A elle seule, la note n’est pas claire. Elle est aveuglante.
Une alarme sans sortie : la note n’est pas universelle
« C’est vrai, la note est réductrice. Elle est moins éclairante qu’un complet diagnostic. Mais au moins, elle est universelle. » C’est le deuxième argument des initiants : 4 est un chiffre arabe, mais il est compris Í Lausanne, Í Lisbonne, Í Zagreb et Í Kinshasa de la même
façon. Entre les langues, il ne fait pas de différences. Oui, il est indifférent aux différences, et c’est bien lÍ le problème. La note alarme tous les parents (« les résultats de votre enfant sont insuffisants ») et elle laisse ceux qui le peuvent trouver la sortie. A maints égards, la note est pratique. C’est un signal qu’on envoie aux familles et qu’elles peuvent décoder sans traducteur, sans médiateur, sans même l’instituteur. Mais il y a deux sortes de familles : celles qui s’en tiennent lÍ , qui signent les travaux et les livrets, qui se réjouissent des bonnes notes et qui subissent les autres ; et il y a les familles qui vont plus loin, qui analysent les besoins de l’enfant, qui discutent avec le maÍ®tre et qui offrent un soutien personnalisé Í la maison. Les familles d’enseignants, par exemple, n’ont pas besoin d’explications. Les notes leur suffisent.
Pour le reste, elles font comme les médecins : elles se soignent toutes seules. Mais les autres ? Que pouvons-nous faire pour qu’elles déchiffrent, non seulement que l’enfant a de mauvaises notes, mais pourquoi il a ces notes et comment il pourrait faire mieux ? Le défi, lÍ encore, c’est de passer d’une clarté Í l’autre. De démocratiser les moyens de s’inquiéter, mais aussi ceux de comprendre et de lutter. Renoncer aux commentaires sous prétexte que certains
immigrés n’entendent rien Í ces subtilités, est-ce une marque d’attention ou de mépris ? Dans les écoles des cités, les maÍ®tres ont inventé mille manières de discuter avec les familles qui ne parlent pas le français, y compris en impliquant les enfants, les voisins, les associations. A ce niveau d’ambition, la note n’est pas universelle. C’est un abandon.
Un mauvais numéro : la note ne respecte pas l’élève
« D’accord, la note n’informe ni l’enfant ni ses parents. Elle ne leur dit pas ce qu’ils peuvent faire pour inverser le mouvement, mais au moins, elle respecte l’intimité de l’élève ». C’est le troisième argument : l’évaluation formative, c’est peut-être l’idéal, mais comment parler des compétences d’un enfant, de ses performances, de son comportement face au travail scolaire, de ses refus ou de ses angoisses sans toucher Í son for intérieur ? Évidemment, il est plus simple de se taire que de parler. La parole n’est jamais neutre, et tous les mots peuvent blesser. Mais d’abord, “un” est un mot autant qu’un chiffre. Dans les règlements, on voit qu’il signifie “mauvais” . On peut dire que ce n’est pas la personne qui est mauvaise, seulement ses travaux. Mais que pense l’élève en échec, celui qui est noté “insuffisant” ou “médiocre” dix années durant ? Que ce n’est pas grave, que le maÍ®tre ne le juge pas, qu’il ne juge que ses travaux ? Ou que c’est lui qui est nul, et qu’il l’est depuis trop longtemps pour ne pas l’être définitivement ? C’est un fait avéré : les élèves mal notés ne sortent pas indemnes de l’école. Ils restent convaincus, parfois pour la vie, qu’ils sont “bêtes” et “incapables d’apprendre” . Si l’école doit leur parler au lieu de les noter, ce n’est pas pour ajouter l’intrusion Í la déqualification, mais pour chercher avec eux les moyens de faire mieux. Quel pédiatre, au fond, protège vraiment nos enfants : celui qui s’en tient Í la pesée du matin, ou celui qui se mêle de leur alimentation, et qui prend le risque de nous conseiller les légumes au lieu des bonbons ? Nous pouvons bien sÍ »r refuser le remède, mais au moins le ferons-nous en connaissance de cause. Dans tous les cas, la discussion est utile. Elle reconnaÍ®t la valeur d’autrui. En plaçant la communication sous le seul empire du chiffre, la note ne respecte pas l’intimité de l’élève. Elle le traite comme un numéro.
Un juge au lieu d’un entraÍ®neur : la note n’est pas une préparation
« Soit, la note n’est pas indolore. A force d’être mauvaise, elle peut provoquer du dégoÍ »t, de la souffrance, de la résignation. Mais au moins, elle prépare Í la vie adulte. » C’est le quatrième argument : le monde n’est pas tendre. Autant y préparer les enfants. Des classements, des compétitions et des échecs, ils en vivront d’autres. Il ne faut pas les élever dans un cocon. On pourrait débattre de cette fatalité, et se demander si le rÍ´le de l’école, c’est d’instaurer très vite le salaire au mérite, ou de résister Í la lutte de tous contre tous en privilégiant la coopération, l’entraide et la solidarité. Mais le problème n’est pas seulement lÍ . Dans tous les domaines, y compris les plus sélectifs, personne ne confond le moment de la préparation et celui de la compétition. Les patineuses et les gymnastes, par exemple, ne pensent qu’aux notes. Elles veulent gagner le quart de point qui les hissera en haut du podium. Mais Í l’entraÍ®nement, elles ne veulent pas gagner : elles veulent apprendre. Quand vous manquez vingt fois de suite la même barre asymétrique, et que vous tombez lourdement sur le sol en pleurant de rage et de douleur, quel est le meilleur entraÍ®neur : celui qui crie « deux et demi ! recommence en t’appliquant ! » ou celui qui donne posément des conseils et des explications ? Même dans un monde ultra-concurrentiel, la note n’est pas une préparation. Aux Jeux Olympiques, les juges sévissent après le concours, pas avant.
Un salaire au mérite : la note ne répond pas Í un besoin
« C’est entendu, les sportifs n’apprennent pas grÍ¢ce aux notes. Mais tout le monde n’est pas Nadia Comaneci. Ils sont rares les enfants qui visent l’or Í la dictée de Pivot. La note est nécessaire pour ceux qui n’apprennent pas spontanément. Elle répond Í un besoin de l’élève. » Le dernier argument est paradoxal, donc quasiment imparable : il y a peut-être mille raisons de supprimer les notes, mais les élèves en ont trop l’habitude. D’abord, il y a les bons élèves, ceux qui aiment les bonnes notes. Et puis il y a les autres, ceux qui ne travaillent « que si il y a une note. » " Je suis forcé de frapper mon fils, dit le père, sinon, il n’obéit pas ! " On connaÍ®t la suite de ce genre de débat : la gifle est peut-être la solution, mais si elle ne l’est pas, c’est que c’est elle le problème. Si les élèves travaillent “pour la note” , est-ce leur faute ou celle de la note ? C’est peut-être lÍ que divergent pour une part deux projets politiques, deux conceptions non conciliables de la formation des enfants. « Bonnes ou mauvaises notes, rangs, punitions, concours, prix... Il est entendu que, dans l’école de demain, tous ces expédients seront mis au rancart, disait Claparède. L’intérêt, tel sera le grand levier qui dispensera des autres. » Une école sans note, c’est une école qui cherche ailleurs des leviers pour enseigner. Il y a d’un cÍ´té la pédagogie bancaire que dénonçait Paulo Freire : « chaque apprentissage mérite salaire ». Et il y a en face une autre école, qui pense que l’apprentissage c’est le salaire, et o͹ les élèves réussissent parce qu’ils comprennent ce qu’ils apprennent et pourquoi ils l’apprennent. Bien sÍ »r, tous ne trouvent pas ces compétences au berceau. C’est pour cela qu’il faut les enseigner. Lutterons-nous contre les inégalités en mal notant ceux qui sont mal nés ? Nous apprenons Í manger, Í marcher, Í parler et Í penser sans recevoir de notes, et sans non plus en demander. Qu’on soit pour ou contre l’innovation, il faut bien l’avouer : la note ne répond pas Í un besoin. Elle le crée.
Égalité décrétée, égalité concrétisée : qui est exigeant ?
La note ne vaut pas une guerre. Claire, universelle, neutre, stimulante ou exigeante, elle ne l’est guère. Quand un élève n’apprend pas, qu’est-ce qui est, pour lui, pour ses parents et pour ses enseignants, le plus exigeant : prendre note de l’échec et s’y résigner, ou tout faire pour progresser ? Bien sÍ »r, la différence n’est pas si nette. Aider l’élève, c’est aussi lui dire sans détour qu’il n’a pas atteint l’objectif. Mais justement : c’est le souci principal de la nouvelle évaluation. Au lieu de disperser les élèves autour d’une moyenne (un quart devant, deux quarts au milieu, un quart derrière), elle fixe le même objectif pour tous et elle insiste jusqu’Í ce qu’il soit atteint. Plus claire et plus exigeante, elle est aussi plus juste. Les écarts, elle ne les constate pas. Comme dit la loi genevoise, elle tend Í les corriger.
Les initiants pensent que la note est juste parce qu’ « elle attribue la responsabilité de l’évaluation au maÍ®tre, comme elle attribue la responsabilité du travail Í l’élève ». VoilÍ la ligne de démarcation. Il y a bien deux écoles, une avec et une sans les notes. CÍ´té pile, une école qui décrète l’égalité : le savoir est transmis, les élèves doivent le mémoriser et le maÍ®tre l’atteste avec une note. CÍ´té face, une école qui lutte pour concrétiser l’égalité : quand l’apprentissage ne vient pas, on en “prend note” , bien sÍ »r, mais on ne s’en tient pas lÍ . Évaluer les progrès et travailler Í progresser, le maÍ®tre et l’élève ne le font pas chacun de leur cÍ´té. Ils avancent ensemble, en partageant les responsabilités. Ils se fixent des buts, ils font des bilans, ils corrigent leurs erreurs, ils font tout pour atteindre le seuil de compétence (lire, écrire, calculer, argumenter, raisonner) qui donne vraiment accès Í la citoyenneté. Dans un monde de plus en plus complexe, ces compétences ne sont pas subsidiaires. Elles sont nécessaires. Lorsqu’elles manquent Í un élève, on ne peut pas éternellement le faire redoubler en notant qu’il a échoué. Observer toujours le même défaut et recommencer le mur Í zéro : exigence ou indigence du maçon ?
Il y a deux sortes d’égalités, dit le prix Nobel Amartya Sen : celle des droits (abstraits) et celle des capacités (concrètes). Qu’est-ce que le droit de vote pour l’illettré ? Un droit théorique, qu’on exerce mieux quand on sait lire. L’école publique est une grande invention. Elle a donné Í chaque enfant – garçon ou fille, riche ou pauvre, noir ou blanc - les mêmes droits : le droit d’étudier, le droit d’apprendre, le droit d’être noté. Mais son projet ne s’arrête pas lÍ . Le projet de l’école, c’est de passer de l’abstrait au concret, des droits théoriques aux capacités pratiques. En entrant dans l’école, les élèves sont théoriquement égaux. Mais en sortant, ils devraient l’être pratiquement. Ils devraient avoir les capacités qui concrétisent leurs droits parce qu’elles leur permettent de les exercer. Dans les débats d’aujourd’hui, la note est au sommet. Mais dans le fond, deux politiques s’opposent : celle du décret et celle du concret.
Concrètement, on ne resserre pas une volée en reléguant les élèves des derniers rangs. Dans les gymnases roumains, les écoles neuchÍ¢teloises ou les collèges finlandais, les standards de réussite sont élevés, mais on se passe des notes parce qu’on distingue deux temps : celui de l’entraÍ®nement (formation) et celui du jugement (compétition). En 1910, les petits Genevois recevaient 130 moyennes par année d’école primaire : une par mois pour le comportement, la composition, la gymnastique, et ainsi de suite dans 13 disciplines. Chaque leçon se terminait par une récitation, et chaque récitation par une note. Pendant un siècle, la courbe n’a cessé de baisser. En 1981, les prix ont été supprimés. En 1992, il restait cinq moyennes par trimestre. Cela fait des années qu’on apprend les sciences, le chant ou l’allemand sans recours aux chiffres (avant leur retour massif au Cycle d’orientation). Et demain ? « Si tu ne sais plus o͹ tu vas, regarde d’o͹ tu viens » disent les Africains.
L’histoire de l’école semble une marche hésitante mais constante vers plus de formation et moins de sélection, plus de concret et moins de décret, plus d’annotation et moins de notation. Aujourd’hui, nous avons peur de ces audaces. Le monde est de plus en plus libéralisé, et certains pensent que nous restaurerons l’autorité et la justice en revenant sur nos pas. Évidemment, c’est un choix. On peut conjuguer le progrès social au futur antérieur. Et former les jeunes via la course aux bonnes places et l’élimination des plus faibles. Mais il ne faut pas se plaindre ensuite s’ils confondent l’école et Star Academy.
Olivier Maulini
– Docteur en Sciences de l’Éducation
– MaÍ®tre d’enseignement et de recherche dans le domaine des pratiques pédagogiques et de l’innovation (Université de Genève)
– Coordinateur du laboratoire de recherche Innovation-Formation-Éducation (LIFE)
– Membre du Comité de l’Association Former sans exclure
Vers le site de la Faculté de Psychologie et des Sciences de l’Éducation de l’Université de Genève